« Hors de la société civile chacun jouit d’une liberté très entière, mais qui est infructueuse, parce que comme elle donne le privilège de faire tout ce que bon nous semble, aussi elle laisse aux autres la puissance de nous faire souffrir tout ce qu’il leur plaît. Mais dans le gouvernement d’un État bien établi, chaque particulier ne se réserve qu’autant de liberté qu’il lui en faut pour vivre commodément, et en une parfaite tranquillité, comme on n’en ôte aux autres que ce dont ils seraient à craindre. Hors de la société, chacun a tellement droit sur toutes choses, qu’il ne peut s’en prévaloir et n’a la possession d’aucune ; mais dans la république, chacun jouit paisiblement de son droit particulier. Hors de la société civile, ce n’est qu’un continuel brigandage et on est exposé à la violence de tous ceux qui voudront nous ôter les biens et la vie ; mais dans l’État, cette puissance n’appartient qu’à lui seul. Hors du commerce des hommes, nous n’avons que nos propres forces qui nous servent de protection, mais dans une ville, nous recevons le secours de tous nos concitoyens. »
On façonne les plantes par la culture, et les hommes par l’éducation
« On façonne les plantes par la culture, et les hommes par l’éducation. Si l’homme naissait grand et fort, sa taille et sa force lui seraient inutiles jusqu’à ce qu’il eût appris à s’en servir ; elles lui seraient préjudiciables, en empêchant les autres de songer à l’assister ; et, abandonné à lui-même, il mourrait de misère avant d’avoir connu ses besoins. On se plaint de l’état de l’enfance ; on ne voit pas que la race humaine eût péri, si l’homme n’eût commencé par être enfant.
Nous naissons faibles, nous avons besoin de force ; nous naissons dépourvus de tout, nous avons besoin d’assistance ; nous naissons stupides, nous avons besoin de jugement. Tout ce que nous n’avons pas à notre naissance et dont nous avons besoin étant grands, nous est donné par l’éducation.
Cette éducation nous vient de la nature, ou des hommes ou des choses. Le développement interne de nos facultés et de nos organes est l’éducation de la nature ; l’usage qu’on nous apprend à faire de ce développement est l’éducation des hommes ; et l’acquis de notre propre expérience sur les objets qui nous affectent est l’éducation des choses.
Chacun de nous est donc formé par trois sortes de maîtres. Le disciple dans lequel leurs diverses leçons se contrarient est mal élevé, et ne sera jamais d’accord avec lui-même ; celui dans lequel elles tombent toutes sur les mêmes points, et tendent aux mêmes fins, va seul à son but et vit conséquemment. Celui-là seul est bien élevé. »
« Nous sommes cultivés au plus haut degré par l’art et par la science. Nous sommes civilisés, jusqu’à en être accablés, par la politesse et les bienséances sociales de toute sorte. Mais nous sommes encore loin de pouvoir nous tenir pour déjà moralisés. Si en effet l’idée de la moralité appartient bien à la culture, la mise en pratique de cette idée qui n’aboutit qu’à une apparence de moralité dans l’amour de l’honneur et la bienséance extérieure, constitue simplement la civilisation. Or tant que les États jettent toutes leurs forces dans leurs projets d’extension vains et violents, tant qu’ils entravent ainsi sans cesse le lent effort de formation intérieure du mode de penser de leurs citoyens, et qu’ils leur retirent ainsi toute aide en vue de cette fin, une fin semblable ne peut être atteinte, car sa réalisation exige que, par un long travail intérieur, chaque communauté forme ses citoyens. Or, tout bien qui n’est pas greffé sur une intention moralement bonne n’est qu’apparence criante et brillante misère. C’est dans cet état que l’espèce humaine restera jusqu’à ce qu’elle s’arrache par son travail […] à l’état chaotique de ses relations internationales. »
Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique
«L’existentialisme athée […] déclare que si Dieu n’existe pas, il y a au moins un être chez qui l’existence précède l’essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept et que cet être c’est l’homme ou, comme dit Heidegger, la réalité-humaine. Qu’est ce que signifie ici que l’existence précède l’essence? Cela signifie que l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu’il se définit après. L’homme, tel que le conçoit l’existentialiste, s’il n’est pas définissable, c’est qu’il n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite, et il sera tel qu’il se sera fait. Ainsi, il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir. L’homme est non seulement tel qu’il se conçoit, mais tel qu’il se veut, et comme il se conçoit après l’existence, comme il se veut après cet élan vers l’existence, l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait. Tel est le premier principe de l’existentialisme. C’est aussi ce qu’on appelle la subjectivité, et que l’on nous reproche sous ce nom même. Mais que voulons-nous dire par là, sinon que l’homme a une plus grande dignité que la pierre ou que la table ? Car nous voulons dire que l’homme existe d’abord, c’est-à-dire que l’homme est d’abord ce qui se jette vers un avenir, et ce qui est conscient de se projeter dans l’avenir. L’homme est d’abord un projet qui se vit subjectivement, au lieu d’être une mousse, une pourriture ou un chou-fleur ; rien n’existe préalablement à ce projet ; rien n’est au ciel intelligible, et l’homme sera d’abord ce qu’il aura projeté d’être.»
Etant donné qu’un certain nombre d’heure de cours ont dû être annulés ces derniers temps pour des rencontres concernant l’orientation post-bac, je vous donne sous cette forme, en remplacement, un exemple de réflexion sur le sujet suivant : « La conscience de soi suppose-t-elle autrui ? »
Je vous invite à le travailler. L’exercice que je vous propose est de partir du sujet, de l’analyser pour le comprendre afin de savoir ce dont il est question, de tenter de montrer en quoi cette question pose problème et de construire une problématique et un plan. Ensuite, travailler l’exemple proposé et rédiger en développant le tout ou une partie la dissertation. Vous pouvez en outre laisser en commentaire ci-dessous vos remarques ou vos questions.
Enfin, vous pourrez ranger ce travail dans le cours sur autrui : « les relations intersubjectives ».
Exemple d’introduction :
A première vue, être conscient de soi, c’est éprouver un certain sentiment de son propre être ; en effet, je sais que je suis et je peux chercher à savoir ce que je suis, qui je suis. Dès lors, la question de savoir si la conscience de soi suppose autrui ne semble pas se poser, puisque autrui paraît absent de ce mouvement de la conscience vers elle-même. Cependant, autrui, tout comme moi, est tout autant que moi capable d’être conscient de soi. En effet, je ne suis pas conscient, entre autres choses, qu’il est une conscience de soi, et que cette conscience de soi, en retour, peut aussi me penser ? C’est pourquoi, il apparaît tout à fait légitime de se demander, d’une part, si les « consciences de soi » sont aussi séparées qu’il semblait à première vue et si, d’autre part, la conscience de soi ne suppose pas celle d’autrui pour être ce qu’elle est.
Exemple de cheminement possible :
I. La conscience est-elle solitaire ?
[Le « je » est 1er / autrui apparaît en 2d]
Je fais l’expérience de ma seule conscience, l’existence de ma conscience et de ma seule conscience est la seule et unique certitude absolue ; cf. le caractère indubitable de la conscience de soi et le caractère seulement vraisemblable de tout ce qui n’est pas conscience de soi (Descartes)
la conscience de soi est séparée des autres ; cf. le solipsisme, thèse selon laquelle la conscience est une monade sans porte ni fenêtre sur le monde extérieur donc d’autrui (remarque Descartes ne s’enferme pas dans ce solipsisme)
si une connaissance d’autrui et possible ce n’est que par inférence analogique : c’est parce que je fais l’expérience de l’existence de ma seule conscience que je suppose que l’autre en tant qu’il me ressemble (le corps) est tout comme moi un être conscient et qu’il peut connaître les mêmes faits de conscience que moi. Ce raisonnement par analogie est forcément insuffisant, car il ramène autrui à ce que je suis et ne permet pas de le saisir tel qu’il est c’est-à-dire dans son altérité.
D’autre part, si la conscience est ainsi solitaire elle ne peut être une conscience de soi authentique, n’est-ce pas en effet par la médiation d’autrui, que je découvre qui je suis ?
II. La nécessaire reconnaissance de soi par autrui.
[L’autre est 1er et c’est par lui que le « je » se saisit comme conscience de soi]
La connaissance de sa propre conscience n’est pas accessible à un travail d’introspection, elle m’est au contraire révélée par autrui ; même Robinson sur son île suppose autrui…
D’une part, ce que je suis c’est ce que je suis devenu par la rencontre d’autrui ; je ne serais rien sans les autres ; seul au monde, je ne suis rien ; cf. la genèse de la conscience de soi chez l’enfant ; cf. le rôle primordial de l’éducation…
D’autre part, ne suis-je pas comme autrui me voit ? cf. Sartre : « L’autre est indispensable à mon existence aussi bien qu’à la reconnaissance que j’ai de moi » l’Existentialisme est un humanisme ; étude du cas de la honte cf. Sartre L’Etre et le Néant.
« Autrui est le médiateur indispensable entre moi-même et moi-même » Sartre, l’Existentialisme est un humanisme.
III. La conscience de soi et autrui suppose la relation.
[Ce qui est 1er c’est l’intersubjectivité]
Si la conscience de soi suppose autrui, c’est alors dans la relation que chacun se révèle
De quelle nature est cette relation ? Le plus souvent elle est d’ordre conflictuel. C’est dans la rivalité que chacun cherche à être reconnu par l’autre; cf. la compétition à l’école ; la concurrence économique ; la passion amoureuse etc…. cf. la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel.
Mais dans ce cas, chacun cherche à avoir « le dessus » sur l’autre, par delà la rivalité, on peut penser une relation qui se fonde sur la sympathie ; cf. l’amitié, chez Aristote par exemple ; cf. le courant personnaliste au XXe siècle ; cf. Merleau-Ponty à propos du dialogue véritable qui fait naître entre moi et l’autre un 3ème terme.
C’est la relation authentique qui rend possible un « nous » cf. la notion de communauté
Exemple de conclusion :
Dire que la conscience de soi ne suppose pas autrui est une illusion, car elle n’est rien sans les autres. Cette illusion provient du fait que l’introspection suppose l’existence d’une conscience déjà constituée et ainsi cherche en fait à s’isoler en s’enfermant sur elle-même pour se saisir. Or, nous avons vu que la conscience de soi est redevable de la présence d’autrui pour sa constitution. En fait, c’est dans la relation intersubjective que chaque conscience peut se révéler, d’abord dans la rivalité, dans laquelle chacune cherche à être reconnue par les autres, ensuite et plus fondamentalement, dans la sympathie, qui rend possible la réciprocité. En somme, il n’y a de « je » que parce qu’il y a un « tu » ; mais il n’y a de « je » et de « tu » que par un « nous ».
« Chacune de nos perceptions s’accompagne de la conscience que la réalité humaine est « dévoilante », c’est-à-dire que par elle « il y a » de l’être, ou encore que l’homme est le moyen par lequel les choses se manifestent ; c’est notre présence au monde qui multiplie les relations, c’est nous qui mettons en rapport cet arbre avec ce coin de ciel ; grâce à nous, cette étoile, morte depuis des millénaires, ce quartier de lune et ce fleuve sombre se dévoilent dans l’unité d’un paysage ; c’est la vitesse de notre auto, de notre avion qui organise les grandes masses terrestres ; à chacun de nos actes le monde nous révèle un regard neuf.
Mais si nous savons que nous sommes les détecteurs de l’être, nous savons aussi que nous n’en sommes pas les producteurs. Ce paysage, si nous nous en détournons, croupira sans témoins dans sa permanence obscure. Du moins croupira-t-il : il n’y a personne d’assez fou pour croire qu’il va s’anéantir. C’est nous qui nous anéantirons et la terre demeurera dans sa léthargie jusqu’à ce qu’une autre conscience vienne l’éveiller. Ainsi, à notre certitude intérieure d’être « dévoilants » s’adjoint celle d’être inessentiels par rapport à la chose dévoilée.
Un des principaux motifs de la création artistique est certainement le besoin de nous sentir essentiels par rapport au monde. »
Sartre, « Qu’est-ce que la littérature ? » Situations II
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Bon courage !
Voici quelques éléments pour vous aider dans votre travail
Rappel de l’objectif : lire le texte pour le comprendre, le comprendre pour l’expliquer, l’expliquer pour le faire comprendre.
Faire le travail préparatoire dans les règles. C’est essentiel, ce travail détermine ce qui sera la version définitive de votre étude de texte.
N’oubliez pas notamment d’établir le plan du texte, en distinguant les idées, les arguments et les exemples et en insistant bien sur sa progression logique. Et vous pouvez ensuite, à partir de là, dire quelle est la thèse de l’auteur. Et formuler à quel problème philosophique celle-ci répond. A partir de là, on devra prendre soin de dégager les arguments.
Pour expliquer le texte, il conviendra de se demander ce que veut dire Sartre quand il affirme que « (…) la conscience de la réalité humaine est dévoilante » ? Comment comprendre le sens de ce dévoilement ? Pour ce faire, il conviendra de rechercher les différents sens du terme « dévoiler ». Et pour chaque sens, demandez-vous s’il est pertinent par rapport au texte, s’il permet de rendre sa vérité au texte. Pour cela, on pourra confronter les sens différents trouvés avec le texte et de se demander s’ils en permettent une lecture cohérente.
« A chacun de nos actes le monde nous révèle un regard neuf ». Comment comprendre cette affirmation de Sartre ? Veut-il dire qu’il y a autant d’apparences du monde que de points de vue, et donc qu’il n’y a que des façons de voir subjectives ? Ou bien alors que la réalité objective du monde n’est rien d’autre que la somme de ces façons de voir le monde ? Prenez des exemples ; comparez par exemple le regard du peintre sur un paysage, celui du géologue, celui de l’agriculteur, celui du promeneur. Vous pouvez bien sûr prendre vos propres exemples.
« La vitesse de notre auto, de notre avion… » : le travail de la conscience peut-il être indépendant d’un contexte matériel, technique, historique ?
« A notre certitude intérieure d’être « dévoilants » s’adjoint celle d’être inessentiels par rapport à la chose dévoilée. » Comment concilier ces deux aspects, apparemment contradictoires ? Que serait le monde s’il n’y avait pas de conscience humaine pour le révéler ? Faut-il comprendre que dévoiler le monde c’est le faire exister ?
Si la conscience dévoile le monde, en retour quelle est l’action du monde sur la conscience ? Que révèle le monde à l’homme ?
Mais quel est le rapport à l’art (cf. fin du texte) avec l’idée de Sartre ? Quelle est cette vérité de l’art dont il est question ?
Conseils pour la rédaction de l’étude
Quand votre travail préparatoire est terminé, il faudra procéder à la rédaction de la version définitive de l’étude de texte.
Il va de soi que vous rendrez une copie avec une introduction qui présente le texte, un développement structuré suivant l’ordre du texte et une conclusion qui dresse le bilan de l’étude.
La présentation s’aidera du thème, de la question, de la position avec une citation significative et le procédé d’argumentation.
L’analyse devra être aussi précise que possible et si vous discutez les idées de l’auteur prenez bien garde d’avoir bien compris ses idées et de ne pas évoquer contre elles de simples opinions. En outre, on devra être en mesure de bien distinguer ce qui ressort de l’analyse du texte de l’évaluation critique.
Le bilan fait le point sur toute l’étude et sur les enjeux et l’intérêt philosophiques du texte.
Prenez soin d’écrire clairement et simplement en utilisant du vocabulaire approprié et conformément aux règles de la langue. Autrement dit l’expression sera prise en compte dans l’évaluation.
Sujet : extrait de la conférence de 1911 de La Conscience et la Vie de Bergson, publié dans l’Energie spirituelle.
Cf. Anthologie p. 475 : « Disons donc, si vous voulez, que la conscience est un trait d’union (…) Jusqu’où la conscience s’étend, en quel point elle s’arrête. »
Consignes
Il s’agira de proposer un devoir rédigé et structuré de la manière suivante :
Une introduction qui présente le texte ; un développement qui l’analyse dans le détail et une conclusion qui dresse le bilan de l’étude.
Rappel : Expliquer revient à préciser la position de l’auteur par rapport à un problème dont il est question dans le texte.
Il est nécessaire évidemment de procéder à un travail préparatoire aussi précis que possible. Celui-ci doit être opérant pour l’élaboration de la version définitive de l’étude. Vous garderez précieusement ce travail préparatoire pour la correction.
Le texte de Kant ci-dessous, lu en cours, montre une voie par laquelle l’être humain devient un sujet. Ici, le sujet définit sa fonction d’une certaine manière en entretenant avec lui-même un rapport. Kant affirme que le sujet peut se concevoir comme unique et identique à lui-même. En effet, d’une part, nul ne peut être lui à sa place, et d’autre part, il ne devient pas quelqu’un d’autre. Pour bien comprendre l’extrait de l’Anthropologie du point de vue pragmatique, il faut prendre garde à la confusion qui prendrait l’acte de penser de la prise de conscience de soi avec les mots « je » ou « moi » pour se désigner soi-même.
« Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l’homme infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre. Par-là, il est une personne ; et grâce à l’unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, c’est-à-dire un être entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut disposer à sa guise ; et ceci, même lorsqu’il ne peut pas dire Je, car il l’a dans sa pensée; ainsi toutes les langues, lorsqu’elles parlent à la première personne, doivent penser ce Je, même si elles ne l’expriment pas par un mot particulier. Car cette faculté (de penser) est l’entendement.
Il faut remarquer que l’enfant qui sait déjà parler assez correctement ne commence qu’assez tard (peut-être un an après) à dire Je ; avant, il parle de soi à la troisième personne (Charles veut manger, marcher, etc.) ; et il semble que pour lui une lumière vienne de se lever quand il commence à dire Je ; à partir de ce jour, il ne revient jamais à l’autre manière de parler. Auparavant il ne faisait que se sentir ; maintenant il se pense. »
Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, §1.
Eléments pour une analyse du texte de Kant
Comment l’homme devient-il sujet ?
Cet extrait de l’Anthropologie du point de vue pragmatique de Kant est une analyse de l’importance qu’a le pouvoir de dire « je » pour le sujet humain que nous propose ici Kant. En effet pour Kant ce pouvoir élève l’homme au dessus de tous les autres êtres vivants, il est à l’origine de la supériorité et de la dignité de l’homme, c’est par la conscience que l’homme devient un être moral, autrement dit un être capable de se penser lui-même et donc de s’interroger sur la nature et la valeur de ses actes.
En quoi consiste le pouvoir de se penser soi-même ?
Dans un premier temps (1°§) Kant affirme cette supériorité de l’homme sur les autres êtres vivants « Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l’homme infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre. ». Par ce pouvoir l’homme se constitue comme sujet pensant capable de se saisir soi-même par un retour sur soi de la pensée. « Posséder le Je dans sa représentation », cette expression désigne la capacité qu’a l’homme de se penser lui-même, de se constituer à la fois comme sujet et comme objet de ses propres pensées, littéralement de se rendre présent à lui-même.
La question à laquelle nous devons maintenant répondre est donc maintenant celle de savoir pourquoi, selon Kant « ce pouvoir élève l’homme infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre » ? Kant nous dit que c’est par ce pouvoir que l’homme devient « une personne », ce terme ne peut en effet désigner que l’homme, dans la mesure où il définit un être morale qui tire sa moralité du fait qu’il reste le même quels que soient les changements qu’il puisse subir au cours de son existence. Être une personne, cela signifie former une unité au-delà de la diversité des états psychologiques du sujet, c’est être un sujet conscient et un, sujet qui reste le même dans le temps du fait même de cette conscience.
« Grâce à l’unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne » L’homme est donc un être qui, parce qu’il est en mesure de se penser lui-même, reste toujours lui-même, quoiqu’il fasse ou qu’il pense, c’est pourquoi l’on considérera d’ailleurs qu’il est toujours responsable des actes qu’il a commis, même si ceux-ci sont passés et se sont produits à une époque durant laquelle le sujet se trouvait dans des conditions matérielles et psychologiques différentes ; peut-être ne le jugera-t-on pas de la même façon, mais il sera toujours considéré comme étant en mesure de répondre de ses actes (ce qui est d’ailleurs le sens littéral de la notion de responsabilité).
Cette unité de la personne humaine résultant de la conscience de soi, explique que Kant puisse affirmer de l’homme qu’il est : « un être entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut disposer à sa guise ». En effet, l’homme n’est ni une chose, ni un animal, c’est un être vivant, mais qui, à la différence de l’animal, possède une dignité, c’est-à-dire qu’il ne se satisfait simplement de la seule satisfaction des besoins que lui impose la nature, il se doit de donner un sens et une valeur à son existence en poursuivant d’autres buts, en cherchant à réaliser des valeurs morales qui lui sont dictées par sa raison (générosité, courage, justice) et qu’il doit respecter lorsqu’il agit en étant le seul sujet de ses actions.
Certes, tous les hommes n’agissent pas conformément à ces valeurs, peut-être même sommes nous le plus souvent tentés d’agir en nous laissant dominer par nos intérêts égoïstes plutôt que par le respect des devoirs que nous dicte notre conscience ; mais n’est-ce pas précisément notre conscience qui nous donne la possibilité de faire le choix de résister à ces tentations, qui nous donne la liberté d’agir moralement ou non ? Et c’est précisément de cette liberté et des choix qu’elle rend possible que naît notre mérite qui fait notre dignité, ou au contraire si nous nous laissons dominer par des impulsions irrationnelles et déraisonnables, elle nous rend fautifs face à l’humanité qui est en nous et que nous n’avons pas respectée.
C’est la raison pour laquelle l’homme n’est pas une chose « comme le sont les animaux sans raison, dont on peut disposer à sa guise », c’est parce que la conscience lui donne ce pouvoir de dire je, cette capacité de se penser soi-même qui fait de lui un être libre et responsable et non un simple objet mû par les lois de la mécanique et la puissance aveugle de l’instinct, que l’homme est une personne, un sujet moral.
Cette capacité, tout homme la possède nous dit Kant, « et ceci, même lorsqu’il ne peut pas dire Je, car il l’a dans sa pensée; ainsi toutes les langues, lorsqu’elles parlent à la première personne, doivent penser ce Je, même si elles ne l’expriment pas par un mot particulier. Car cette faculté (de penser) est l’entendement. »
Certaines langues peuvent ne pas utiliser un terme particulier pour dire je (lorsque par exemple la conjugaison permet de désigner l’auteur de l’action sans qu’il soit nécessaire d’adjoindre au verbe un pronom personnel), cependant le simple fait de pouvoir parler à la première personne est la preuve même que ce que nous appelons le «je» est présent dans l’esprit de tout homme.
« Car cette faculté (de penser) est l’entendement. », ce pouvoir désigne en effet la capacité qu’a l’homme de penser et de se penser et le mot «je» n’est qu’un terme commode pour désigner cette capacité. Cette capacité, bien qu’inscrite dans la nature de l’homme, n’apparaît pas spontanément dès sa naissance, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’enfant même lorsqu’il commence à parler n’est pas en mesure de s’exprimer à la première personne.
Genèse et naissance de la conscience de soi
Le pouvoir que possède le sujet humain de se penser lui-même n’existe initialement que sous forme de potentialité, il est présent en germe dans l’esprit de l’enfant et ne s’éveille que grâce aux stimulations du monde extérieur, c’est pourquoi : « l’enfant qui sait déjà parler assez correctement ne commence qu’assez tard (peut-être un an après) à dire Je »
En effet, comme le fait remarquer Kant, « avant, il parle de soi à la troisième personne (Charles veut manger, marcher, etc.) », autrement dit, même lorsqu’il sait parler, il ne se perçoit tout d’abord que comme un objet, cela signifie d’ailleurs que le fait de dire «je» ne provient pas seulement d’un progrès dans la maîtrise du langage, mais également d’un progrès sur le plan existentiel et psychologique.
Cette acquisition plutôt tardive (cet événement apparaît généralement vers l’âge de trois ans), se manifeste comme une sorte d’éveil du sujet à lui-même, éveil qui le fait entrer dans un univers nouveau duquel il ne pourra plus sortir, dans le mesure où il fait un saut qualitatif irréversible en ce qui concerne la perception qu’il a de lui-même et de sa place dans le monde.
« Et il semble que pour lui une lumière vienne de se lever quand il commence à dire Je; à partir de ce jour, il ne revient jamais à l’autre manière de parler. » Ce passage à la conscience de soi est donc décisif dans la mesure où l’enfant devient réellement humain, il accède ainsi à une perception de soi qui n’est plus immédiate et simplement sensible, mais qui se situe au niveau supérieur de la représentation par la pensée. Ainsi le sujet peut prendre une distance suffisante par rapport à lui-même afin de juger de la portée de ses actes et de ses pensées, ce qui fait de lui un sujet moral, ce qui définit son humanité.
La conscience de soi comme la condition de la liberté et donc de la dignité morale de la personne humaine
Pour conclure, disons que l’intérêt de ce texte est donc de montrer en quoi la conscience de soi est pour l’homme la condition de sa liberté et donc de sa dignité morale, « Posséder le Je dans sa représentation » c’est pouvoir se penser soi-même, prendre un recul par rapport à soi qui donne à l’homme la capacité de choisir, et ce pouvoir de choix fait que nous sommes nécessairement responsables de nos actes, que nous sommes en mesure d’échapper au déterminisme naturel pour poursuivre des fins dont seul l’homme peut reconnaître la valeur.
« Penser, c’est dire non. Remarquez que le signe du oui est d’un homme qui s’endort ; au contraire le réveil secoue la tête et dit non. Non à quoi ? Au monde, au tyran, au prêcheur ? Ce n’est que l’apparence. En tous ces cas-là, c’est à elle-même que la pensée dit non. Elle rompt l’heureux acquiescement. Elle se sépare d’elle-même. Elle combat contre elle-même. Il n’y a pas au monde d’autre combat. Ce qui fait que le monde me trompe par ses perspectives, ses brouillards, ses chocs détournés, c’est que je consens, c’est que je ne cherche pas autre chose. Et ce qui fait que le tyran est maître de moi, c’est que je respecte au lieu d’examiner. Même une doctrine vraie, elle tombe au faux par cette somnolence. C’est par croire que les hommes sont esclaves. Réfléchir, c’est nier ce que l’on croit. Qui croit ne sait même plus ce qu’il croit. Qui se contente de sa pensée ne pense plus rien. »
Alain, Propos sur les pouvoirs, « L’homme devant l’apparence », 1924