Dans les illusions perdues (1837-1843) d’Honoré de Balzac, Fulgence dit à Lucien :
Ta vanité, mon cher poète, est si grande, que tu en mets jusque dans ton amitié ? s’écria Fulgence. Toute vanité de ce genre accuse un effroyable égoïsme, et l’égoïsme est le poison de l’amitié.
A la suite de l’étude du texte d’Aristote extrait de l’Ethique à Nicomaque 4 élèves de TL ont débattu sur le thème de l’amitié.
Il est possible de réécouter le débat qui a été enregistré et de réagir ou bien de proposer des réflexions sur le même thème en laissant un commentaire.
Pour rappel : la question que pose Charlie pour entamer le débat.
Quel est le vrai ressort de l’amitié ? Est-il raisonnable d’aimer un autre plus que soi-même, au point de se sacrifier, parfois, pour lui ? N’est-il pas absurde de préférer la vie d’un autre à la sienne ? Et si nous nous effaçons au profit d’un autre, n’est-ce pas, au fond, parce que l’ami nous apporte ce qui nous fait défaut ?
Nous abordons la notion de culture. Il s’agit d’une préparation au cours qui aura lieu en amphi prochainement, « L’homme comme un être de culture » et qui correspondra après « L’homme comme sujet », à la deuxième grande partie du cours de philosophie.
Nous avons, durant une heure, causé plutôt librement sur cette notion en suivant la « logique » de la simple juxtaposition d’idées ou méthode de libre-association. Les cartes heuristiques ci-dessous donnent à voir le paysage des idées qui ont été évoquées.
« Culture » a fait immédiatement penser à la tradition et quelque chose qui se transmet de générations en générations, à ce qui est de l’ordre de l’histoire, une histoire commune dans laquelle on se reconnaît, et, de l’ordre de mode d’existence ou manière de vivre commune. A partir de là, il est apparu plusieurs points importants : la culture concerne l’homme, elle le définit en tant qu’homme ; il existe une pluralité de cultures, ce qui signifie que chaque culture a sa particularité propre ; il existe aussi un sens particulier de culture lorsqu’on parle de « culture générale ».
La culture concerne l’homme, cela semble une évidence. Encore que le doute puisse être permis lorsqu’on pense à certains animaux comme les dauphins qui apprennent à partir d’expériences, communiquent et transmettent ce qu’ils ont appris. Peut-on alors parler de culture chez l’animal ? Cependant si le doute est permis, l’animal reste un animal de la nature, si l’on entend par là, l’ensemble des instincts et des dispositions naturelles. L’animal est adapté naturellement à son milieu, il est comme programmé pour l’être. La nature est l’ensemble de ce qui est inné, par opposition à la culture qui est l’ensemble de ce qui est acquis, appris. Toute la question est de savoir quelles sont les parts de l’inné et de l’acquis chez l’homme ? Sans nier la part du physiologique, du biologique et du génétique, ce qui fait que l’homme est l’homme et non pas simplement animal provient surtout de la transmission et de la culture. D’où l’importance chez l’homme de l’éducation.
La culture concerne l’homme, elle est sa condition. En effet, d’une part, la nature semble très peu hospitalière à l’homme et d’autre part, ces dispositions naturelles apparaissent bien pauvres pour lui permettre à elles seules de survivre. Sa survie , il la doit au travail, c’est-à-dire à l’effort de transformation de la nature. C’est en cultivant la terre, c’est en développant les techniques de chasse et de pêche qu’il peut se nourrir.
L’homme est un être de culture en tant qu’il est un être de parole et de technique. Le langage apparaissent comme des éléments importants de la culture. Mais il ne faudrait pas oublier, l’art, l’histoire et la religion. On voit par là que l’homme s’inscrit contre la nature. Langage, technique, art, religion sont culturels par excellence, ils sont inventés par l’homme et se transmettent de générations en générations, à travers l’histoire.
Si l’homme est un être de culture, que la culture est sa propre condition, un point important nous apparu c’est celui de constater que la culture apparaît dans une grande diversité et que chaque culture se singularise d’une autre dans le temps et l’espace. L’histoire révèle cette multiplicité de cultures singulières et aujourd’hui, on peut constater cette diversité.
On reconnaît une culture, sa singularité par sa langue, les croyances, les croyances, les moeurs, les coutumes et habitude. Chaque culture a chaque propre conception du monde.
Nous avons également évoqué un sens qui apparaît un peu particulier : culture au sens de connaissance, lorsqu’on dit qu’un homme est cultivé ou qu’il a de la culture.
Voilà en ce qui concerne la synthèse de notre réflexion pour l’instant.
Quelques pistes pour aller plus loin.
Si pour l’instant, notre pensée est en chantier, quelques pistes, sans doute parmi d’autres, s’offrent déjà à notre réflexion.
Quelles sont les parts de la nature et de la culture chez l’homme ? Est-il homme par nature ou bien le devient-il par l’éducation ? Comment comprendre le passage de la nature à la culture chez l’homme ? Y a-t-il eu et y a-t-il des hommes naturelles ? L’homme à l’état de nature, est-il un mythe ou une réalité ? Que serait l’homme sans éducation, sans les apports de la culture ?
Si l’homme a dû oeuvrer contre la nature pour des raisons de survie, ne va-t-il pas trop loin aujourd’hui dans son intervention ? L’environnement naturel n’est-il pas menacé par toutes les activités humaines ? L’homme initialement le plus démuni du point de vue dispositions naturelles, en développant sa puissance est devenu le prédateur par excellence ?
La pluralité des cultures n’empêche-t-elle pas la bonne entente entre les hommes ? Ne peut-on pas expliquer un certain nombre de conflits et de guerre par l’incompréhension entre cultures ? Peut-on comparer les différentes cultures entre elles ? A-t-on le droit de juger la culture de l’autre ?
Doit-on confondre un homme cultivé et un homme érudit ?
Une remarque : nous n’avons pas évoqué l’idée de la culture comme ce qui s’oppose à la sauvagerie, à la barbarie ; nous n’avons pas insisté sur l’idée de la culture comme acte civilisateur. Nous n’en étions pas loin lorsque nous nous parlions de transmission et d’éducation. La question est ici de savoir si la culture nous permet d’échapper à la barbarie.
Texte comme support du cours donné en amphi et comme sujet d’entraînement à l’étude de texte.
Faire un le travail préparatoire à l’étude de texte sur cet extrait de la Conscience et la Vie de Bergson et rédiger une introduction. Exercice donné aux élèves de TS
Remarques :
– si ce texte apparaît trop long pour constituer un sujet type bac, il donne cependant l’occasion de s’entraîner à l’étude de texte, de travailler la notion de conscience et de réviser le cours.
– Vous pouvez trouver un extrait plus long de la conférence donnée par Bergson dans l’Anthologie.
« Mais, qu’est-ce que la conscience ? Vous pensez bien que je ne vais pas définir une chose aussi concrète, aussi constamment présente à l’expérience de chacun de nous. Mais sans donner de la conscience une définition qui serait moins claire qu’elle, je puis la caractériser par son trait le plus apparent : conscience signifie d’abord mémoire. La mémoire peut manquer d’ampleur ; elle peut n’embrasser qu’une faible partie du passé ; elle peut ne retenir que ce qui vient d’arriver ; mais la mémoire est là, ou bien alors la conscience n’y est pas. Une conscience qui ne conserverait rien de son passé, qui s’oublierait sans cesse elle-même, périrait et renaîtrait à chaque instant : comment définir autrement l’inconscience ? Toute conscience est donc mémoire − conservation et accumulation du passé dans le présent.
Mais toute conscience est anticipation de l’avenir. Considérez la direction de votre esprit à n’importe quel moment : vous trouverez qu’il s’occupe de ce qui est, mais en vue surtout de ce qui va être. L’attention est une attente, et il n’y a pas de conscience sans une certaine attention à la vie. L’avenir est là ; il nous appelle, ou plutôt il nous tire à lui : cette traction ininterrompue, qui nous fait avancer sur la route du temps, est cause aussi que nous agissons continuellement. Toute action est un empiétement sur l’avenir.
Retenir ce qui n’est déjà plus, anticiper sur ce qui n’est pas encore, voilà donc la première fonction de la conscience. Il n’y aurait pas pour elle de présent, si le présent se réduisait à l’instant mathématique. Cet instant n’est que la limite, purement théorique, qui sépare le passé de l’avenir ; il peut à la rigueur être conçu, il n’est jamais perçu ; quand nous croyons le surprendre, il est déjà loin de nous. Ce que nous percevons en fait, c’est une certaine épaisseur de durée qui se compose de deux parties : notre passé immédiat et notre avenir imminent. Sur ce passé nous sommes appuyés, sur cet avenir nous sommes penchés ; s’appuyer et se pencher ainsi est le propre d’un être conscient. Disons donc, si vous voulez, que la conscience est un trait d’union entre ce qui a été et ce qui sera, un pont jeté entre le passé et l’avenir. »
Bergson, La Conscience et la Vie dans l’Energie Spirituelle, 1910
A la demande de certaines personnes, j’ouvre cet article sur le sujet suivant :
Le savant doit-il fuir l’incertitude ?
Nous sommes au début de l’année, et pour beaucoup d’élèves de terminale c’est le temps de produire leur première dissertation de philosophie. Et ce n’est pas parce que l’on en n’a jamais fait qu’il ne faut pas se lancer, il faut bien comme on dit une première fois. Il faut se lancer et savoir se mettre en danger, accepter l’idée qu’il s’agit d’une expérience de pensée et non une activité se contenter de suivre de manière scrupuleuse des recettes et des formules. Pour cela, il faut un certain courage, non pas parce que ce n’est pas facile, mais parce qu’il y a une implication forte de soi. « Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! » telle est la devise des Lumières selon Emmanuel Kant, telle doit être la devise de tout penseur, à commencer par l’élève-philosophe.
Donc, que l’on ne compte pas sur ce site pour avoir un prêt-à-penser, comme il existe un prêt-à-porter, qu’il suffirait de copier et de coller. Cet espace qui est ici ouvert dans ce PhiloBlog c’est un espace de mise en chantier, d’expérience de pensée. Et si possible un espace partagé !
Après un rappel de ces principes venons-en au sujet que l’on m’a suggéré. « Le savant doit-il fuir l’incertitude ? » Commençons par interroger le sujet pour savoir ce qu’il peut dire de lui-même. Il me semble qu’avant de chercher ailleurs, dans un cours, sur un site ou dans des livres, il convient en premier lieu de travailler le sujet pour en extraire ce qu’il peut vouloir impliquer.
COMPRENDRE LE SUJET
1°) Tout d’abord, quelle est ou quelles sont les notions du programme de philosophie auxquelles se réfère ce sujet ? Une première difficulté à ce niveau est déjà de pouvoir faire ce travail d’identification, puisque aucune n’apparaît en toute lettre. On peut cependant rapprocher les notions du sujet au moins d’une notion du programme. Laquelle, lesquelles ?
Une remarque : la plupart des sujets du baccalauréat aujourd’hui comporte directement une ou plusieurs notions au programme de la série présentée. Ce sujet offre donc une difficulté supplémentaire.
Toujours est-il qu’une fois la ou les notions repérées, il convient d’envisager tous les sens possibles sans faire de tri tout d’abord. Il sera temps ensuite de ne se réserver que les sens en fonction de leur pertinence à l’égard du sujet.
2°) Il faut s’interroger sur le sens des autres notions, ici « savant » et « incertitude ».
3°) Une attention toute particulière doit être portée sur ce qui articule les notions du sujet. Ici, « doit fuir » articule savant et incertitude ; « doit fuir » est un groupe verbal comportant deux notions qui devront être traitées comme telles : la notion de « devoir » et la notion de « fuite ». En outre, remarquons les articles, notamment « LE savant » et non « UN savant », ni « être savant ».
4°) Le sujet nous interroge sur la démarche même du savant, son attitude, son devoir ? Que doit faire le savant ? Mais pour quoi faire justement ? Pour être savant précisément ou pour le demeurer. Donc pour commencer il convient de s’interroger sur ce qu’est-ce qu’un savant et sur son attitude. Un savant c’est celui qui sait littéralement parlant. Un savant est celui qui en principe possède le savoir. Qu’est-ce que savoir ? Qu’est-ce que le savoir ? Le sujet semble suggérer que le savoir est un ensemble de certitudes. A moins que le savoir ne soit pas nécessairement vrai !
Si un savant est celui qui possède le savoir, il peut paraître étrange de vouloir s’interroger sur son attitude. Dès lors, en effet, que l’on possède le savoir il semble incongru de se demander s’il doit fuir l’incertitude car en principe du fait même qu’il possède le savoir il se tient loin de toute incertitude, son savoir étant certitude. Le savant n’est-il pas celui qui se contente de contempler la certitude ?
Quelle attitude le savant doit il avoir face à l’incertitude ? En quoi fuir l’incertitude peut-il être un devoir pour le savant ? La fuir comme si c’était la peste ? Ne devrait-il pas plutôt s’y confronter ? Ne peut-elle pas jouer un rôle dans l’acte même de savoir ?
Après cette première étape nous tâcherons de problématiser.
Dans l’attente de nos échanges…
Toute contribution devra faire l’effort d’être correct tant sur la plan de l’expression que du comportement.
Nous sommes dans le cadre d’un cours sur l’existence et le temps, intitulé, l’existence de l’homme assujettie au temps
Exercice 1
Dans un premier temps, nous avons travaillé un certain nombre de définitions concernant des notions importantes pour notre réflexion. Il s’agit d’insister sur un point important dans le travail nécessaire de conceptualisation, celui de la distinction conceptuelle. Les termes sont souvent très proches, mais il ne s’agit pas pour autant des les assimiler ou de les confondre. La moindre nuance peut susciter une réflexion.
Séance de mercredi 13 novembre 2013 : TL, TES et TS
Avant-propos : présentation de la séance du jour
Le sujet se sait sujet, mais comment se sait-il être sujet ? se reconnaît-il en tant que sujet ? C’est tout le problème de l’origine de l’émergence du sentiment de soi qui se pose ici. Contre toute une tradition philosophique qui remonte à Descartes, on admet aujourd’hui que l’individu humain ne naît pas sujet. Il le devient. Autrement dit, sa personnalité se construit, se met en forme par un processus lent et laborieux. Et peut-être même, cette élaboration de l’identité personnelle, tel un travail n’en finit pas. Pensons à la crise de l’adolescence ou à la crise de la demie-vie. Mais c’est certainement, à travers l’étude de l’enfant qu’il est possible de voir ce travail à l’œuvre, qui conduira à l’émergence d’une personnalité dans la reconnaissance du sujet par lui-même.
Ainsi, nous n’allons pas, ici, tracer toute la généalogie complète du sujet durant la vie de l’individu, pour cela, nous nous référerons à l’article d’Edmond Marc Lipiansky, nous nous arrêterons sur une expérience qui semble capitale pour comprendre la construction du soi, expérience qui se rattache certainement à l’origine de l’émergence de la prise de conscience de soi. Il s’agit de ce que les psychologues et psychanalystes nomment, depuis Jacques Lacan : le stade du miroir.
Cette expression fut forgée par ce psychanalyste. Le stade du miroir correspond au moment où un enfant reconnaît l’image de son corps dans un miroir. Nous savons depuis Lacan notamment que le stade du miroir a lieu généralement vers l’âge de neuf mois alors que l’enfant ne sait pas encore marcher ni parler. Le rapport de l’enfant au miroir suit une certaine évolution. Et c’est justement cette évolution que nous allons maintenant étudier.
Mais avant de commencer évoquons ce qu’est cette objet bien particulier qu’est le miroir. Le miroir, objet lisse et froid renvoie l’image qu’il reçoit, il n’est ni bon ni méchant, ni indulgent ni méchant. En revanche, reflet de notre visage ou de notre corps, le miroir nous met dans une situation particulière. Pour le plus petit, il devient l’indice du développement psychique de l’enfant qui a pour fin la reconnaissance de lui-même par lui-même. L’expérience semble toute simple car elle semble apparemment devoir se décomposer en deux temps : le premier celui de percevoir l’image, et le second de rapporter celle-ci à soi. Mais on aurait tort de penser rendre compte de cette expérience dans cette simplicité.
Les étapes de cette reconnaissance sont en fait bien plus complexes qu’il n’y paraît. Et c’est donc bien à une histoire ou à une généalogie que nous avons à faire et qu’il nous faut décrire : l’histoire de la reconnaissance de soi par soi comme passage de l’indistinction infantile (syncrétisme propre au nourrisson) à l’émergence d’un sujet qui se reconnaît tel.
Aujourd’hui, nous allons étudier un documentaire filmique. Et c’est dans le cadre du festival du film documentaire, que nous inscrirons le cours du jour. Ce documentaire est réalisé par Victor Kossakovsky, réalisateur russe en 2005. Il s’intitule « Svyato ».
Quelques mots de présentation de ce document filmique. Svyato est le nom du fils du réalisateur. Durant deux ans, Victor Kossakovsky a gardé son fils Svyato de tout contact avec un miroir. Un jour, une grande glace est placée dans sa chambre. Le garçonnet joue dans le couloir non loin de là, encore inconscient de la découverte qui l’attend.
La méthode que nous allons adopter est la suivante :
Nous nous allons nous placer en tant qu’observateurs et nous tenterons de saisir les différentes étapes de la prise de conscience de l’enfant par rapport à son image reflétant dans le miroir : Nous nous arrêterons à chaque étape pour décrire et interpréter les faits et les gestes de l’enfant. Ensuite, en fin de parcours, nous verrons ce que cela donne à penser philosophiquement.
La découverte de l’image dans le miroir
Comment l’enfant appréhende-t-il cette image ?
Il découvre cet autre, il s’agit bien de son point de vue à ce stade d’un autre : l’image est pour lui altérité, donc étrangeté. Svyato ne sait pas qu’il s’agit de lui, plus exactement de son image. C’est pour lui une découverte : il n’est pas seul. L’autre est là. Mais l’existence de cet autre reste au stade de l’hypothèse. Il va, par son comportement face à cette situation, s’adonner à toute sorte de comportement, dans le but de vérifier l’hypothèse selon laquelle il a affaire à un autre.
Ce moment de la découverte est pour l’enfant, à la fois, un moment d’étonnement et de stupéfaction. (à définir : étonnement ; stupéfaction)
Comment se manifeste cette découverte ?
On remarque, d’une part, que l’enfant explore cette découverte par le toucher et, d’autre part, qu’il exprime une certaine agressivité. On pourra d’ailleurs s’interroger sur celle-ci.
– L’exploration par le toucher
L’enfant s’approche du miroir et tend l’objet à l’autre. Il fait des mouvements et semble s’apercevoir que l’autre l’imite ;
Il vient au contact de l’autre, il cherche à le toucher ;
Il lui parle ;
Il essaie de le pousser ;
Il s’éloigne en courant et lui lance un dernier regard dans le couloir avant de disparaître dans la pièce adjacente.
– L’agressivité exprimée
Cet autre apparaît comme un rival, c’est bien ce que semble exprimer cette agressivité. Celle-ci on l’a retrouvera plus tard avec la violence. Mais c’est aussi toujours pour lui le moyen d’expérimenter l’hypothèse selon laquelle il s’agit dans ce miroir d’un autre. En effet, les coups qu’il donne, Svyato se rend compte que l’autre ne les éprouve pas (cf. la symétrie qu’il ne saisit pas encore). Les cris de l’enfant semblent faire partie de cette agressivité manifeste à l’égard de l’autre rival. Ce n’est pas simplement de l’énervement de ne pas voir l’autre réagit comme il le désire.
Mais comment se traduit cette agressivité ?
Elle se traduit de différentes façons, en crescendo. Elle augmente en intensité.
Agressivité corporelle : ses mains tapent le miroir
Agressivité avec un objet : il part à l’assaut avec sa balayette ; il frappe le sol avant d’attaquer son image ; bat en retraite ; reprend le combat et finalement se retire.
Agressivité verbale : il crie de plus en plus fort.
Le détachement à l’égard de son image
On voit dans cette séquence l’enfant se remettre à jouer dans le couloir comme au début du reportage.
Aurait-il abandonné toute investigation ? En reste-t-il à son interrogation insatisfaite ? Ignore-t-il désormais la présence du miroir avec son autre et rival ?
La réponse est apparemment non, car on voit, d’après ce que l’on peut remarquer, qu’il jette des d’œil furtifs. Puis il finit par sa rapprocher du miroir. Il passe devant et va jouer bruyamment dans un coin de la chambre.
Comment peut-on expliquer ce comportement nouveau de Svyato ?
Il semble feindre l’indifférence à l’égard de l’autre, il fait semblant de l’ignorer, sans doute pour le faire réagir. Il s’agit certainement d’une ruse. Il est donc toujours dans la même stratégie, c’est-à-dire, la même démarche expérimentale pour vérifier son hypothèse. Mais là, il passe un cap, pourrait-on dire. Il cherche à faire réagir l’autre par un biais et non frontalement comme précédemment. Après l’agressivité, c’est la ruse qui est maintenant adoptée. Jouer à l’indifférent, faire semblant de délaisser cet autre, je ne m’occupe plus de toi, je joue moi…
Expérience avec l’image
Dans la scène précédente, on voit Svyato commencer par jouer seul pour faire réagir l’autre du miroir. Maintenant, on le voit jouer avec lui, son double, ce drôle de partenaire.
L’expérimentation prend si l’on peut dire une nouvelle tournure. L’expérimentation que l’on pouvait seulement supposer précédemment et désormais évidente.
A quoi peut-on voir cela ?
– Avec des gestes et des postures tout d’abord, ensuite, avec des objets qu’on appellera transitionnels
L’enfant joue tout d’abord avec des gestes et des postures : tout d’abord, il fait signe avec la main ; il saute devant le miroir ; il recule dans le miroir ; ensuite, il parle à l’image qui ne lui répond pas. On voit bien qu’il mène une expérimentation active.
Il utilise des objets familiers : il présente son chien en peluche au miroir ; il l’embrasse, le fait tomber. C’est tout un scénario. Il s’empare de la grenouille. Il va chercher un baigneur, le montre à son image en l’embrassant, se met à pleurer en le serrant dans ses bras. Il fait tout un cinéma comme on dit. Et enfin, il finit par tendre un gâteau. Tout y passe même le partage, le don. (un condensé de toute l’humanité ici).
– Par les objets transitionnels qu’il utilise dans une mise en scène, il expérimente à plusieurs niveau : il s’expérimente lui-même, il expérimente les objets, il expérimente l’autre du miroir et également, ce qui n’est pas encore saisi chez lui, le principe de symétrie du miroir. A force d’opérer ses petites représentations, il va bien s’apercevoir de la symétrie. C’est que l’on va bientôt observer.
– On voit bien ici toute l’intelligence de l’enfant en action. Mais on y voit autre chose, à moins que cette autre chose s’articule avec cette autre chose, autre chose que l’on peut appeler « affect ».
Comment se manifeste cet affect ?
Par de l’amour et par de la haine.
D’ailleurs, dans toute cette partie, l’affect de l’enfant s’inscrit dans cette ambivalence.
Sur ce plan de l’affect, comment Svyato cherche-t-il à séduire cet autre et à apprivoiser son rival ? Comment s’y prend-il ? Quelles stratégies utilisent-ils ?
L’enfant utilise une multiplicité de stratégie :
– La violence
– Le contournement
– La séduction
– Le désespoir
Comment se manifeste la violence ?
Violence par des gestes tout d’abord, mais aussi par des graffitis (cf. les plans qui montrent dans la profondeur de champs le mur griffonné)
Qu’est-ce que cela semble indiquer ?
Certainement un désir de défoulement face à ce qui se passe dans sa pauvre tête, cette effervescence, entre désir et frustration. Désir de rencontrer l’autre et de jouer avec lui et frustration de voir l’autre se moquer de lui.
Le contournement, c’est-à-dire ?
L’enfant tente une aventure, et il s’agit bien d’une tentative. Il faut pour lui employer les grands moyens : il décide de faire le garou-garou passe-muraille, traverser le miroir. Et comme cela se solde par un échec, il tente alors, soit de passer par en-dessous soir par au-dessous. Il cherche à contourner le miroir.
La séduction
Les sourires et les baisers, séduire pour faire craquer. S’il ne peut lui-même l’atteindre physiquement, c’est à l’autre de le rejoindre. Sans doute est-ce parfois la stratégie utilisée avec maman.
Le désespoir
Face à la résistance de l’autre et face à l’incompréhension, après avoir tout essayer, les grands moyens, la ruse, l’affectivité, après être passé par toute sorte de phases de l’enthousiasme à la frustration, c’est le désespoir qui prédomine désormais. Terrible est en effet pour lui cette résistance de l’autre et de cette réalité.
Quelques remarques sur cette séquence pour finir
– On voit l’enfant avec ce désir de faire plier les autres et les choses à ses désirs. L’univers de l’enfant apparaît très égocentré.
– A travers la glace sans tain, on voit les expressions les plus dures et les plus tragiques. L’enfant, bouche ouverte, le visage devenant tout rouge. Ses cris étouffés. Ces images rappellent le « Cri » de Munch. Et la musique renvoie à la solitude originelle de l’être humain, à l’angoisse de l’absence.
Enfin ! La libération : la reconnaissance de son image
Cette séquence montre le moment de la libération.
Mais à quoi peut-on voir que l’enfant a compris que l’autre, ce rival, est finalement lui, ou plutôt son image, son reflet ? En quoi peut-on dire que cette reconnaissance de l’image est certaine ?
L’autre n’est pas autre, ce n’est pas lui non plus, c’est son image en symétrie. Et la reconnaissance que l’autre n’est pas autre mais son image est certaine quand son père sort de l’ombre et valide les interrogations de l’enfant. L’énigme est levée, un savoir est élaboré. L’enfant d’ailleurs est apaisé, son image pacifiée semble lui plaire.
Qu’est-ce que ce processus nous donne à penser philosophiquement ? à développer
Très intéressant philosophiquement parlant : le passage de l’autre à son image et par le fait à sa posture de sujet.
Pour grandir et se constituer en tant que sujet autonome, il a eu besoin de l’autre (ici, l’autre du miroir, le miroir lui-même, du regard de l’autre, du langage qui l’identifie). Donc de la sociabilité. Il ne peut réaliser cela seul ; c’est une construction où l’interaction avec l’adulte est cruciale. Le miroir est à la fois l’objet et l’autre (réflexion à poursuivre et à approfondir).
Eléments pour le sujet : «Percevoir est-ce sentir ? »
Il s’agit ici de la suite de l’étude sur la perception qui a été donné aux élèves de TL, intitulé : « Sujet percevant et objet perçu ». Après avoir effectué un travail visant à poser une définition de la notion de perception comme première approche, il convenait, à partir de trois extraits de texte proposés (texte de Locke, texte de Leibniz et texte de Merleau-Ponty) de réfléchir sur la question suivante : percevoir est-ce sentir ?
Suivent des éléments pour tenter d’y répondre.
La perception rassemble les sensations reçues par nos organes des sens, la vue, l’ouïe, le toucher, le goût et l’odorat. Cette définition implique que la perception est un produit de la sensation. Nous pouvons voir chaque matin, dans la rue qui mène au lycée, un flot d’élèves colorés et avançant d’un pas plus ou moins décidé. Nous entendons le moteur de la débroussailleuse de la personne qui entretient le terrain jouxtant le lycée. C’est ainsi que nous pensons, que nous croyons avoir un accès immédiat à la réalité. Le flot d’élèves et la débroussailleuse du jardinier sont bel et bien réels. Mais alors cela signifie-t-il que la perception ne consiste qu’à recevoir des informations sensibles ? N’en est-elle que le réceptacle ? Percevoir est-ce seulement sentir ?
Ne peut-on pas, au contraire, supposer une activité du sujet percevant ? Ne peut-on pas penser que la perception organise les informations sensibles, les objets perçus ? Tout l’enjeu qu’il y a à réfléchir à ce problème est de savoir comment l’homme en vient-il à connaître le réel ?
Nous recevons d’abord des impressions sur les objets extérieurs puis notre esprit réfléchit sur elles. Cela signifie que c’est par les informations sensibles que la perception s’organise. On peut ainsi dire qu’elle est bien un premier mode d’accès au réel. Cependant, la perception n’opère-t-elle pas une sélection ? Ne laisse-t-elle pas de côté bon nombre de détails demeurant du coup inconscients ? Il semble bien que la perception opère ce que nous pouvons appeler un « filtre » des informations sensibles que nous recevons. En un mot, et c’est ce que nous allons maintenant étudier, la perception est interprétation du monde.
L’esprit ne peut s’empêcher de percevoir ce qu’il perçoit
Par la perception, nous éprouvons des impressions fortes à travers nos sens. Pensons à la sonnerie indiquant la fin des cours, au fumet d’un bon petit plat bien mijoté ou à la fragrance d’un parfum… Nous éprouvons en tant qu’hommes des sensations bien singulières qui nous sont propres. En effet, nos organes des sens diffèrent de ceux des autres êtres vivants. En fonction de la fréquence sur laquelle s’établit la sonnerie du lycée, le son ne perturberait ou n’exciterait en rien bon nombre d’animaux. Le philosophe Locke affirme que l’esprit humain doit d’abord saisir ce qui se passe dans le corps, doit saisir son « altération ». Il peut ensuite et, à la suite de cette saisie, modifier son comportement. C’est ainsi que je retire rapidement ma main du feu : c’est la douleur vive que je ressens qui me fait la retirer. « Il est certain, dit Locke, que si une altération produite dans le corps n’atteint pas l’esprit, si une impression produite sur l’extérieur n’est pas remarquée intérieurement, il n’y a aucune perception. » Et ajoute-t-il, « le feu peut brûler notre corps sans autre effet que s’il brûlait une bûche, sauf si le mouvement est porté jusqu’au cerveau et si la sensation de chaleur ou l’idée de douleur sont produites dans l’esprit, ce qui constitue la perception effective ». Pour le philosophe empiriste, la perception est l’impression remarquée par l’esprit. Celui-ci est tel une tablette de cire sur laquelle s’imprime ce qui provient de l’extérieur : « dans la pure et simple perception, l’esprit est pour la plus grande part passif seulement et, ce qu’il perçoit, il ne peut s’empêcher de le percevoir ».
Cependant, la perception n’est-elle pas le plus souvent inconsciente ? Dépend-elle autant de l’intensité de l’impression sensible et de l’attention de l’esprit à son égard, tel que le prétend Locke ?
Les petites perceptions leibniziennes
En faisant la distinction entre « perception » et « s’apercevoir » et par sa théorie « des petites perceptions », Leibniz s’attaque à l’idée de Locke. Par exemple, l’habitude ne nous conduit-elle pas à ne plus percevoir ? Les habitants de la plage Caraïbe finissent par ne plus avoir conscience du ressac de la mer sur les galets. Ils ne font plus attention à ce bruit devenu habituel. En revanche, il ne faudrait pas grand-chose pour que s’éveille à nouveau l’attention. « Lorsque l’esprit, dit le philosophe Leibniz, est fortement occupé à contempler certains objets, ils ne s’aperçoivent en aucune manière de l’impression que certains corps font sur l’organe de l’ouïe, bien que l’impression soit assez forte, mais il n’en provient aucune perception, si l’âme n’en prend aucune connaissance ». Leibniz nous fait remarquer que des impressions sensibles sont ou bien « trop petites », ou bien « en trop grand nombre », ou bien encore « trop unies » pour être saisies. En revanche, c’est lorsque qu’elles sont jointes à d’autres qu’elles peuvent être perçues. Nous percevons le tas de sable et non son détail, le grain de sable, nous entendons le bruit des vagues et non son détail : la gouttelette d’eau. C’est la mise en relation des éléments qui nous font percevoir le tout. En un mot, pour Leibniz, la perception est une composition de petites perceptions insensibles.
Nous venons de voir que percevoir n’est pas simplement recevoir des impressions sensibles, que percevoir n’est pas simplement sentir. Percevoir c’est être inattentif aux sensations les plus fines. La perception est l’organisation d’une multitude de minuscules informations sensibles. La question est alors de savoir comment nous effectuons le tri de toutes ces informations sensibles que nous recevons et comment nous les associons ?
La perception comme un acte
Pour réponde à cette question, il est possible de formuler deux hypothèses. Ou bien, nous percevons une forme et nous donnons priorité à certaines informations : par exemple, je perçois un livre et je m’intéresse d’abord à sa forme rectangulaire et aux diverses caractéristiques qui me font dire que c’est un livre. Ou bien alors, nous percevons une myriade de points qu’il nous faut assembler pour identifier l’objet : par exemple, je perçois un livre et je m’intéresse à cette infinité de points et de lignes qui constituent ce rectangle qu’est le livre. En fait, selon Maurice Merleau-Ponty, nous ne cessons pas d’anticiper ce qui est perçu. Et cette anticipation peut être corrigée à son tour. Autrement-dit, la perception opère une sorte de va-et-vient dynamique. C’est en réalisant une description du vécu que l’auteur de la Phénoménologie de la perception entre ce que nous percevons effectivement et ce que nous ne percevons pas encore. La perception n’est pas le résultat de l’enregistrement des données sensibles, n’est pas le résultat d’une association de sensations, comme nous le croyons bien souvent. En réalité, pour Merleau-Ponty, la perception est un acte, celui de corriger sans cesse ce qui a été sélectionné par nous. Nous nous attendons à percevoir une chose que notre conscience projette.
La perception dans un rapport dynamique avec le réel
Dans la perception, l’unité, c’est-à-dire ce qui fait qu’une chose est une, est anticipée. « Si je marche sur une plage vers un bateau échoué et que la cheminée ou la mâture se confonde avec la forêt qui borde la dune, il y aura un moment où ces détails rejoindront le bateau et s’y souderont. » Ensuite, une succession d’épreuves corrige ce qui était d’abord anticipé de manière encore confuse. « A mesure que j’approchais, je n’ai pas perçu des ressemblances ou des proximités qui enfin auraient réuni dans un dessin continu la superstructure d’un bateau. J’ai seulement éprouvé que l’aspect de l’objet allait changer, que quelque chose était imminent dans cette tension comme l’orage est imminent. Soudain le spectacle s’est réorganisé donnant satisfaction à mon attente imprécise.» En quelque sorte, notre perception qui procède par va-et-vient dynamique compose le monde réel.
Alors, penser est-ce seulement sentir ?
Loin d’être simplement un réceptacle de données sensibles, la perception procède sans cesse à une interprétation du monde réel, en tentant de saisir un tout à partir d’éléments qu’elle organise pour lui donner sens.
Comment comprendre et juger l’autre culture ou la culture de l’autre ?
Est-elle une culture, une sous-culture ?
Nous avons tendance à juger les autres sociétés de manière ethnocentrique.
Tout d’abord qu’est-ce que l’ethnocentrisme ?
L’ethnocentrisme apparaît comme l’obstacle majeur à la compréhension et à l’étude des autres sociétés. Ce concept a été élaboré par Claude Lévi-Strauss par analogie avec celui d’égocentrisme. Nous savons que l’égocentrisme, attitude typique du jeune enfant, consiste absolument à tout ramener à soi, à voir « je » au centre. De la même manière, l’attitude ethnocentrique consiste à considérer l’ethnie, la sienne au centre. Il convient d’entendre l’ethnie comme société ou culture. On peut donc définir l’ethnocentrisme comme une attitude d’origine inconsciente consistant à prendre sa propre société comme le modèle même, la référence et ainsi à considérer toute différence culturelle par rapport à ce modèle comme un signe d’infériorité.
La notion de société primitive a-t-elle un sens ?
L’ethnocentrisme conduit à penser l’existence de sociétés « primitives », celles-ci étant restées à l’enfance de l’humanité, c’est-à-dire à un état premier, préhistorique, comparativement à la nôtre qui seule, par le progrès, est parvenue à ce qu’il y a de plus abouti, à l’état civilisé. Lévi-Strauss montre que, C’est parce que l’histoire de la culture occidentale est particulièrement caractérisée par le développement des sciences et des techniques et la puissance économique que nous l’imaginons supérieure, développée. Cette forme particulière de l’ethnocentrisme, appelé technocentrisme explique que nous nous imaginons ces sociétés dites primitives comme des sociétés n’ayant pas su progresser sur ces trois plans, scientifique, technique et économique, comme des sociétés sans histoire. Mais peut-on raisonnablement penser qu’il y existe vraiment des sociétés sans histoire et l’idée de l’existence de sociétés primitives est-elle pertinente ?
Une société sans histoire est-elle possible ?
En fait, ce n’est pas parce qu’il existe des sociétés différentes de la nôtre que celles-ci sont inférieures à la nôtres et qu’elles n’ont pas d’histoire. Toutes les sociétés sans exception ont une histoire, même si celle-ci est différente de la nôtre. En fait c’est le technocentrisme qui nous conduit à considérer la société occidentale comme la forme la plus aboutie de l’histoire humaine. Nous jugeons les autres sociétés en fonction d’un critère qui nous est avantageux. Que se passe-t-il si nous changeons de critère ?
Sur quel critère peut-on juger les sociétés ?
« La civilisation occidentale apparaît comme l’expression la plus avancée de l’évolution des sociétés humaines, et les groupes primitifs comme des « survivances » d’étapes antérieures, dont la classification logique fournira, du même coup, l’ordre d’apparition dans le temps. Mais la tâche n’est pas si simple : les Eskimo, grands techniciens, sont de pauvres sociologues ; en Australie, c’est l’inverse. On pourrait multiplier les exemples. Un choix illimité de critères permettrait de construire un nombre illimité de séries, toutes différentes. »
Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, 1968.
Si nous prenons comme critère de développement la parfaite adaptation à un milieu particulièrement hostile, il est évident que cela ne serait plus les Occidentaux qui seraient considérés comme civilisés mais les Bédouins du désert saharien ou bien les Inuits de l’Arctique. Si nous prenons comme critère de distinction des sociétés, la solidarité et le bonheur d’être ensemble, ne serait-ce pas la société pygmée qui serait en tête et la société en occidentale, avec son individualisme en queue ? Si nous prenons comme critère la connaissance des ressources du corps humain, les plus civilisés seraient alors les peuples de l’Orient et de l’Extrême-Orient., et ainsi de suite. Ainsi, nous le voyons, toute culture peut se prévaloir d’une supériorité selon un critère qui lui est propre. La question est alors de savoir quel est le critère le plus pertinent ? Il est impossible de répondre à cette question sans établir des jugements de valeur se fondant sur l’ethnocentrisme. Donc, nous conclurons sur l’idée selon laquelle aucun critère ne peut se prévaloir d’être plus pertinent qu’un autre, ce qui signifie que nous nous interdirons à considérer une culture supérieure à une autre, ou, ce qui revient au même qu’aucune culture ne peut se penser supérieure aux autres.
L’ethnocentrisme est-ce le propre de la culture occidentale ?
Maintenant, ne tombons pas dans un anti-occidentalisme primaire, en pensant que seule la société occidentale est ethnocentrique. L’ethnocentrisme est une attitude spontanée et universelle. Lévi-Strauss, dans le texte ci-dessous, exprime l’universalité de l’ethnocentrisme de la manière suivante « Le barbare est d’abord l’homme qui croit à la barbarie ». L’homme, de manière générale a tendance de qualifier de « barbares » les peuples dits primitifs sans même voir que ceux-ci procèdent exactement de la même manière. C’est toujours l’autre culture qui est barbare. Par exemple, dans de nombreuses cultures, seuls les membres de la tribu sont qualifiés d’hommes, de « bon », d’ « excellents » ou de « complets », les membres des autres tribus étant appelés « mauvais », « méchants » voire « fantômes » ou « apparitions », dénominations conduisant ainsi jusqu’à leur priver de toute réalité. Force est de constater que l’idée d’humanité apparaît comme une idée tardive, idée qui n’est d’ailleurs pas elle-même dénuée d’ethnocentrisme. Lévi-Strauss souligne, par exemple, comment l’égalité naturelle entre les hommes et de la fraternité qui doit les unir sans distinction de races ou de cultures, proclamée dans la déclaration universelle des droits de l’homme, néglige la diversité des cultures et nie en réalité les différences qu’elle n’arrive pas à comprendre. Les cultures sont bien différentes mais non inégales pour autant. Ramener la différence à l’inégalité ou l’égalité à l’identité constituent deux formes d’ethnocentrisme. L’important pour nous étant de bien distinguer différence et inégalité.
Un texte pour réfléchir : Qui est barbare ?
« L’attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu’elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. « Habitudes de sauvages », « cela n’est pas de chez nous », « on ne devrait pas permettre cela », etc., autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion en présence de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères. Ainsi l’Antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbare; la civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de sauvage dans le même sens. Or, derrière ces épithètes se dissimule un même jugement : il est probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la confusion et à l’inarticulation du chant des oiseaux, opposées à la valeur signifiante du langage humain; et sauvage, qui veut dire « de la forêt », évoque aussi un genre de vie animal par opposition à la culture humaine. […]Cette attitude de pensée, au nom de laquelle on rejette les « sauvages » (ou tous ceux qu’on choisit de considérer comme tels) hors de l’humanité, est justement l’attitude la plus marquante et la plus instinctive de ces sauvages mêmes. […] « L’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village; à tel point qu’un grand nombre de populations dites primitives se désignent elles-mêmes d’un nom qui signifie les « hommes » (ou parfois – dirons-nous avec plus de discrétion? – les « bons », les « excellents », les « complets »), impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus ou même de la nature humaine, mais qu’ils sont tout au plus composés de « mauvais », de « méchants », de « singes de terre » ou « d’œufs de pou ». On va souvent jusqu’à priver l’étranger de ce dernier degré de réalité en en faisant un « fantôme » ou une « apparition ». Ainsi se réalisent de curieuses situations où deux interlocuteurs se donnent cruellement la réplique. Dans les grandes Antilles, quelques années après la découverte de l’Amérique, pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d’enquête pour rechercher si les indigènes avaient ou non une âme, ces derniers s’employaient à immerger des blancs prisonniers, afin de vérifier, par une surveillance prolongée, si leur cadavre était ou non sujet à la putréfaction. […] En refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus « sauvages » ou « barbares » de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie. »
C. Lévi-Strauss, Race et Histoire, collection Médiations,1968.
Questions
Quelle est l’origine du mot « barbares » ? Que nous apprend cette étymologie ?
Le mot « sauvage » provient du latin « selva » qui désigne la forêt. En quoi les mots « sauvage » et «barbare » sont-ils proches ?
« Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie ». Pourquoi un tel paradoxe détruit l’idée même de « barbarie » ?
Précisez le sens du mot « culture » dans ce texte.
Peut-on dire qu’il existe des peuples civilisés et d’autres pas ? Précisez les sens possibles du mot « civilisation ».
Dans l’histoire récente, des hommes ont considéré que certains peuples n’étaient pas civilisés. Quelles en furent les conséquences ?
Une belle leçon de civilisation
Un petit reportage qui donne à,penser sur notre culture, dès lors qu’on prend au sérieux le regard de l’autre différent sur notre civilisation.