Sartre. « Un des principaux motifs de la création artistique est certainement le besoin de nous sentir essentiels par rapport au monde »

Samedi 16 novembre 2013

Devoir-Surveillé de philosophie

TL et TES

 

Durée : 4h

Sujet : Expliquez le texte suivant,

 

            « Chacune de nos perceptions s’accompagne de la conscience que la réalité humaine est « dévoilante », c’est-à-dire que par elle « il y a » de l’être, ou encore que l’homme est le moyen par lequel les choses se manifestent ; c’est notre présence au monde qui multiplie les relations, c’est nous qui mettons en rapport cet arbre avec ce coin de ciel ; grâce à nous, cette étoile, morte depuis des millénaires, ce quartier de lune et ce fleuve sombre se dévoilent dans l’unité d’un paysage ; c’est la vitesse de notre auto, de notre avion qui organise les grandes masses terrestres ; à chacun de nos actes le monde nous révèle un regard neuf.

            Mais si nous savons que nous sommes les détecteurs de l’être, nous savons aussi que nous n’en sommes pas les producteurs. Ce paysage, si nous nous en détournons, croupira sans témoins dans sa permanence obscure. Du moins croupira-t-il : il n’y a personne d’assez fou pour croire qu’il va s’anéantir. C’est nous qui nous anéantirons et la terre demeurera dans sa léthargie jusqu’à ce qu’une autre conscience vienne l’éveiller. Ainsi, à notre certitude intérieure d’être « dévoilants » s’adjoint celle d’être inessentiels par rapport à la chose dévoilée.

            Un des principaux motifs de la création artistique est certainement le besoin de nous sentir essentiels par rapport au monde. »

Sartre, « Qu’est-ce que la littérature ? » Situations II

 

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

 

Bon courage !

Voici quelques éléments pour vous aider dans votre travail

Rappel de l’objectif : lire le texte pour le comprendre, le comprendre pour l’expliquer, l’expliquer pour le faire comprendre.

Faire le travail préparatoire dans les règles. C’est essentiel, ce travail détermine ce qui sera la version définitive de votre étude de texte.

N’oubliez pas notamment d’établir le plan du texte, en distinguant les idées, les arguments et les exemples et en insistant bien sur sa progression logique. Et vous pouvez ensuite, à partir de là, dire quelle est la thèse de l’auteur. Et  formuler à quel problème philosophique celle-ci répond. A partir de là, on devra prendre soin de dégager les arguments.

Pour expliquer le texte, il conviendra de se demander ce que veut dire Sartre quand il affirme que « (…) la conscience de la réalité humaine est dévoilante » ? Comment comprendre le sens de ce dévoilement ? Pour ce faire, il conviendra de rechercher les différents sens du terme « dévoiler ». Et pour chaque sens, demandez-vous s’il est pertinent par rapport au texte, s’il permet de rendre sa vérité au texte. Pour cela, on pourra confronter les sens différents trouvés avec le texte et de se demander s’ils en permettent une lecture cohérente.

« A chacun de nos actes le monde nous révèle un regard neuf ». Comment comprendre cette affirmation de Sartre ? Veut-il dire qu’il y a autant d’apparences du monde que de points de vue, et donc qu’il n’y a que des façons de voir subjectives ? Ou bien alors que la réalité objective du monde n’est rien d’autre que la somme de ces façons de voir le monde ? Prenez des exemples ; comparez par exemple le regard du peintre sur un paysage, celui du géologue, celui de l’agriculteur, celui du promeneur. Vous pouvez bien sûr prendre vos propres exemples.

« La vitesse de notre auto, de notre avion… » : le travail de la conscience peut-il être indépendant d’un contexte matériel, technique, historique ?

« A notre certitude intérieure d’être « dévoilants » s’adjoint celle d’être inessentiels par rapport à la chose dévoilée. » Comment concilier ces deux aspects, apparemment contradictoires ? Que serait le monde s’il n’y avait pas de conscience humaine pour le révéler ? Faut-il comprendre que dévoiler le monde c’est le faire exister ?

Si la conscience dévoile le monde, en retour quelle est l’action du monde sur la conscience ? Que révèle le monde à l’homme ?

Mais quel est le rapport à l’art (cf. fin du texte) avec l’idée de Sartre ? Quelle est cette vérité de l’art dont il est question ?

Conseils pour la rédaction de l’étude

Quand votre travail préparatoire est terminé, il faudra procéder à la rédaction de la version définitive de l’étude de texte.

Il va de soi que vous rendrez une copie avec une introduction qui présente le texte, un développement structuré suivant l’ordre du texte et une conclusion qui dresse le bilan de l’étude.

La présentation s’aidera du thème, de la question, de la position avec une citation significative et le procédé d’argumentation.

L’analyse devra être aussi précise que possible et si vous discutez les idées de l’auteur prenez bien garde d’avoir bien compris ses idées et de ne pas évoquer contre elles de simples opinions. En outre, on devra être en mesure de bien distinguer ce qui ressort de l’analyse du texte de l’évaluation critique.

Le bilan fait le point sur toute l’étude et sur les enjeux et l’intérêt philosophiques du texte.

Prenez soin d’écrire clairement et simplement en utilisant du vocabulaire approprié et conformément aux règles de la langue. Autrement dit l’expression sera prise en compte dans l’évaluation.

 

Svyato ou la découverte de son image dans un miroir.

Séance de mercredi 13 novembre 2013 : TL, TES et TS

Avant-propos : présentation de la séance du jour

Le sujet se sait sujet, mais comment se sait-il être sujet ? se reconnaît-il en tant que sujet ? C’est tout le problème de l’origine de l’émergence du sentiment de soi qui se pose ici. Contre toute une tradition philosophique qui remonte à Descartes, on admet aujourd’hui que l’individu humain ne naît pas sujet. Il le devient. Autrement dit, sa personnalité se construit, se met en forme par un processus lent et laborieux. Et peut-être même, cette élaboration de l’identité personnelle, tel un travail n’en finit pas. Pensons à la crise de l’adolescence ou à la crise de la demie-vie. Mais c’est certainement, à travers l’étude de l’enfant qu’il est possible de voir ce travail à l’œuvre, qui conduira à l’émergence d’une personnalité dans la reconnaissance du sujet par lui-même.

Ainsi, nous n’allons pas, ici, tracer toute la généalogie complète du sujet durant la vie de l’individu, pour cela, nous nous référerons à l’article d’Edmond Marc Lipiansky, nous nous arrêterons sur une expérience qui semble capitale pour comprendre la construction du soi, expérience qui se rattache certainement à l’origine de l’émergence de la prise de conscience de soi. Il s’agit de ce que les psychologues et psychanalystes nomment, depuis Jacques Lacan : le stade du miroir.

Cette expression fut forgée par ce psychanalyste. Le stade du miroir correspond au moment où un enfant reconnaît l’image de son corps dans un miroir. Nous savons depuis Lacan notamment que le stade du miroir a lieu généralement vers l’âge de neuf mois alors que l’enfant ne sait pas encore marcher ni parler. Le rapport de l’enfant au miroir suit une certaine évolution. Et c’est justement cette évolution que nous allons maintenant étudier.

Mais avant de commencer évoquons ce qu’est cette objet bien particulier qu’est le miroir. Le miroir, objet lisse et froid renvoie l’image qu’il reçoit, il n’est ni bon ni méchant, ni indulgent ni méchant. En revanche, reflet de notre visage ou de notre corps, le miroir nous met dans une situation particulière. Pour le plus petit, il devient l’indice du développement psychique de l’enfant qui a pour fin la reconnaissance de lui-même par lui-même. L’expérience semble toute simple car elle semble apparemment devoir se décomposer en deux temps : le premier celui de percevoir l’image, et le second de rapporter celle-ci à soi. Mais on aurait tort de penser rendre compte de cette expérience dans cette simplicité.

Les étapes de cette reconnaissance sont en fait bien plus complexes qu’il n’y paraît. Et c’est donc bien à une histoire ou à une généalogie que nous avons à faire et qu’il nous faut décrire : l’histoire de la reconnaissance de soi par soi comme passage de l’indistinction infantile (syncrétisme propre au nourrisson) à l’émergence d’un sujet qui se reconnaît tel.

Aujourd’hui, nous allons étudier un documentaire filmique. Et c’est dans le cadre du festival du film documentaire, que nous inscrirons le cours du jour. Ce documentaire est réalisé par Victor Kossakovsky, réalisateur russe en 2005. Il s’intitule « Svyato ».

Quelques mots de présentation de ce document filmique. Svyato est le nom du fils du réalisateur. Durant deux ans, Victor Kossakovsky a gardé son fils Svyato de tout contact avec un miroir. Un jour, une grande glace est placée dans sa chambre. Le garçonnet joue dans le couloir non loin de là, encore inconscient de la découverte qui l’attend.

La méthode que nous allons adopter est la suivante :

Nous nous allons nous placer en tant qu’observateurs et nous tenterons de saisir les différentes étapes de la prise de conscience de l’enfant par rapport à son image reflétant dans le miroir : Nous nous arrêterons à chaque étape pour décrire et interpréter les faits et les gestes de l’enfant. Ensuite, en fin de parcours, nous verrons ce que cela donne à penser philosophiquement.

Svyato
Svyato, filmé derrière la vitre sans tain

La découverte de l’image dans le miroir

Comment l’enfant appréhende-t-il cette image ?

Il découvre cet autre, il s’agit bien de son point de vue à ce stade d’un autre : l’image est pour lui altérité, donc étrangeté. Svyato ne sait pas qu’il s’agit de lui, plus exactement de son image. C’est pour lui une découverte : il n’est pas seul. L’autre est là. Mais l’existence de cet autre reste au stade de l’hypothèse. Il va, par son comportement face à cette situation, s’adonner à toute sorte de comportement, dans le but de vérifier l’hypothèse selon laquelle il a affaire à un autre.

Ce moment de la découverte est pour l’enfant, à la fois, un moment d’étonnement et de stupéfaction. (à définir : étonnement ; stupéfaction)

Comment se manifeste cette découverte ?

On remarque, d’une part, que l’enfant explore cette découverte par le toucher et, d’autre part, qu’il exprime une certaine agressivité. On pourra d’ailleurs s’interroger sur celle-ci.

–          L’exploration par le toucher

  • L’enfant s’approche du miroir et tend l’objet à l’autre. Il fait des mouvements et semble s’apercevoir que l’autre l’imite ;
  • Il vient au contact de l’autre, il cherche à le toucher ;
  • Il lui parle ;
  • Il essaie de le pousser ;
  • Il s’éloigne en courant et lui lance un dernier regard dans le couloir avant de disparaître dans la pièce adjacente.

–          L’agressivité exprimée

Cet autre apparaît comme un rival, c’est bien ce que semble exprimer cette agressivité. Celle-ci on l’a retrouvera plus tard avec la violence. Mais c’est aussi toujours pour lui le moyen d’expérimenter l’hypothèse selon laquelle il s’agit dans ce miroir d’un autre. En effet, les coups qu’il donne, Svyato se rend compte que l’autre ne les éprouve pas (cf. la symétrie qu’il ne saisit pas encore). Les cris de l’enfant semblent faire partie de cette agressivité manifeste à l’égard de l’autre rival. Ce n’est pas simplement de l’énervement de ne pas voir l’autre réagit comme il le désire.

Mais comment se traduit cette agressivité ?

Elle se traduit de différentes façons, en crescendo. Elle augmente en intensité.

  • Agressivité corporelle : ses mains tapent le miroir
  • Agressivité avec un objet : il part à l’assaut avec sa balayette ; il frappe le sol avant d’attaquer son image ; bat en retraite ; reprend le combat et finalement se retire.
  • Agressivité verbale : il crie de plus en plus fort.

Le détachement à l’égard de son image

On voit dans cette séquence l’enfant se remettre à jouer dans le couloir comme au début du reportage.

Aurait-il abandonné toute investigation ? En reste-t-il à son interrogation insatisfaite ? Ignore-t-il désormais la présence du miroir avec son autre et rival ?

La réponse est apparemment non, car on voit, d’après ce que l’on peut remarquer, qu’il jette des d’œil furtifs. Puis il finit par sa rapprocher du miroir. Il passe devant et va jouer bruyamment dans un coin de la chambre.

Comment peut-on expliquer ce comportement nouveau de Svyato ?

Il semble feindre l’indifférence à l’égard de l’autre, il fait semblant de l’ignorer, sans doute pour le faire réagir. Il s’agit certainement d’une ruse. Il est donc toujours dans la même stratégie, c’est-à-dire, la même démarche expérimentale pour vérifier son hypothèse. Mais là, il passe un cap, pourrait-on dire. Il cherche à faire réagir l’autre par un biais et non frontalement comme précédemment. Après l’agressivité, c’est la ruse qui est maintenant adoptée. Jouer à l’indifférent, faire semblant de délaisser cet autre, je ne m’occupe plus de toi, je joue moi…

Expérience avec l’image

Dans la scène précédente, on voit Svyato commencer par jouer seul pour faire réagir l’autre du miroir. Maintenant, on le voit jouer avec lui, son double, ce drôle de partenaire.

L’expérimentation prend si l’on peut dire une nouvelle tournure. L’expérimentation que l’on pouvait seulement supposer précédemment et désormais évidente.

A quoi peut-on voir cela ?

–          Avec des gestes et des postures tout d’abord, ensuite, avec des objets qu’on appellera transitionnels

  • L’enfant joue tout d’abord avec des gestes et des postures : tout d’abord, il fait signe avec la main ; il saute devant le miroir ; il recule dans le miroir ; ensuite, il parle à l’image qui ne lui répond pas. On voit bien qu’il mène une expérimentation active.
  • Il utilise des objets familiers : il présente son chien en peluche au miroir ; il l’embrasse, le fait tomber. C’est tout un scénario. Il s’empare de la grenouille. Il va chercher un baigneur, le montre à son image en l’embrassant, se met à pleurer en le serrant dans ses bras. Il fait tout un cinéma comme on dit. Et enfin, il finit par tendre un gâteau. Tout y passe même le partage, le don. (un condensé de toute l’humanité ici).

–          Par les objets transitionnels qu’il utilise dans une mise en scène, il expérimente à plusieurs niveau : il s’expérimente lui-même, il expérimente les objets, il expérimente l’autre du miroir et également, ce qui n’est pas encore saisi chez lui, le principe de symétrie du miroir. A force d’opérer ses petites représentations, il va bien s’apercevoir de la symétrie. C’est que l’on va bientôt observer.

–          On voit bien ici toute l’intelligence de l’enfant en action. Mais on y voit autre chose, à moins que cette autre chose s’articule avec cette autre chose, autre chose que l’on peut appeler « affect ».

Comment se manifeste cet affect ?

Par de l’amour et par de la haine.

D’ailleurs, dans toute cette partie, l’affect de l’enfant s’inscrit dans cette ambivalence.

Sur ce plan de l’affect, comment Svyato cherche-t-il à séduire cet autre et à apprivoiser son rival ? Comment s’y prend-il ? Quelles stratégies utilisent-ils ?

L’enfant utilise une multiplicité de stratégie :

–          La violence

–          Le contournement

–          La séduction

–          Le désespoir

Comment se manifeste la violence ?

Violence par des gestes tout d’abord, mais aussi par des graffitis (cf. les plans qui montrent dans la profondeur de champs le mur griffonné)

Qu’est-ce que cela semble indiquer ?

Certainement un désir de défoulement face à ce qui se passe dans sa pauvre tête, cette effervescence, entre désir et frustration. Désir de rencontrer l’autre et de jouer avec lui et frustration de voir l’autre se moquer de lui.

Le contournement, c’est-à-dire ?

L’enfant tente une aventure, et il s’agit bien d’une tentative. Il faut pour lui employer les grands moyens : il décide de faire le garou-garou passe-muraille, traverser le miroir. Et comme cela se solde par un échec, il tente alors, soit de passer par en-dessous soir par au-dessous. Il cherche à contourner le miroir.

La séduction

Les sourires et les baisers, séduire pour faire craquer. S’il ne peut lui-même l’atteindre physiquement, c’est à l’autre de le rejoindre. Sans doute est-ce parfois la stratégie utilisée avec maman.

Le désespoir

Face à la résistance de l’autre et face à l’incompréhension, après avoir tout essayer, les grands moyens, la ruse, l’affectivité, après être passé par toute sorte de phases de l’enthousiasme à la frustration, c’est le désespoir qui prédomine désormais. Terrible est en effet pour lui cette résistance de l’autre et de cette réalité.

Quelques remarques sur cette séquence pour finir

–          On voit l’enfant avec ce désir de faire plier les autres et les choses à ses désirs. L’univers de l’enfant apparaît très égocentré.

–          A travers la glace sans tain, on voit les expressions les plus dures et les plus tragiques. L’enfant, bouche ouverte, le visage devenant tout rouge. Ses cris étouffés. Ces images rappellent le « Cri » de Munch. Et la musique renvoie à la solitude originelle de l’être humain, à l’angoisse de l’absence.

Svyato et son autre, ami ou rival ?

Enfin ! La libération : la reconnaissance de son image

Cette séquence montre le moment de la libération.

Mais à quoi peut-on voir que l’enfant a compris que l’autre, ce rival, est finalement lui, ou plutôt son image, son reflet ? En quoi peut-on dire que cette reconnaissance de l’image est certaine ?

L’autre n’est pas autre, ce n’est pas lui non plus, c’est son image en symétrie. Et la reconnaissance que l’autre n’est pas autre mais son image est certaine quand son père sort de l’ombre et valide les interrogations de l’enfant. L’énigme est levée, un savoir est élaboré. L’enfant d’ailleurs est apaisé, son image pacifiée semble lui plaire.

Svyato avec son papa. Son image plaît à Svyato

Qu’est-ce que ce processus nous donne à penser philosophiquement ? à développer

Très intéressant philosophiquement parlant : le passage de l’autre à son image et par le fait à sa posture de sujet.

Pour grandir et se constituer en tant que sujet autonome, il a eu besoin de l’autre (ici, l’autre du miroir, le miroir lui-même, du regard de l’autre, du langage qui l’identifie). Donc de la sociabilité. Il ne peut réaliser cela seul ; c’est une construction où l’interaction avec l’adulte est cruciale. Le miroir est à la fois l’objet et l’autre (réflexion à poursuivre et à approfondir).

« Aha Erlebnis ! » – « Ah c’est moi ! » Un moment décisif dans la construction de soi

Dans le cadre de notre enquête concernant la construction du sujet et pour accompagner la diffusion de « Svyato », film documentaire de Victor Kossakovski , proposons-nous de lire cet extrait des Ecrits de Jacques Lacan évoquant le stade du miroir, premier moment fondateur de l’identité subjective. 

Jacques Lacan (1901 – 1981), psychiatre de formation, il se consacrera à la psychanalyse freudienne. Mais en se heurtant à l’orthodoxie des post-freudiens, il fondera sa propre école. Ses principales œuvres s’intitulent Ecrits et les Autres Ecrits.

Jacques Lacan 1901 – 1981

« Peut-être y en a-t-il parmi vous qui se souviennent de l’aspect de comportement dont nous partons, éclairé par un fait de psychologie comparée : le petit de l’homme, à un âge où il est pour un temps court, mais encore pour un temps, dépassé en intelligence instrumentale par le chimpanzé, reconnaît pourtant déjà son image dans le miroir comme telle. Reconnaissance signalée par la mimique illuminative du Aha-Erlebnis (1), où pour Köhler (2) l’aperception situationnelle (3), temps essentiel de l’acte d’intelligence.

Cet acte, loin de s’épuiser comme chez le singe dans le contrôle une fois acquis de l’inanité de l’image, rebondit aussitôt chez l’enfant en une série de gestes où il éprouve ludiquement la relation des mouvements assumés de l’image à son environnement reflété, et de ce complexe virtuel à la réalité qu’il redouble, soit à son propre corps et aux personnes, voire aux objets, qui se tiennent à ses côtés.

Cet événement peut se produire, on le sait depuis Baldwin (4), depuis l’âge de six mois, et sa répétition a souvent arrêté notre méditation devant le spectacle saisissant d’un nourrisson devant le miroir, qui n’a pas encore la maîtrise de la marche, voire la sensation debout, mais qui, tout embrassé qu’il est par quelque soutien humain ou artificiel (ce que nous appelons en France un trotte-bébé), surmonte en un affairement jubilatoire les entraves de cet appui, pour suspendre son attitude en une position plus ou moins penchée, et ramener, pour fixer, un aspect instantané de l’image. (…)

File:Mirror baby.jpgIl suffit de comprendre le stade du miroir comme une identification au sens plein que l’analyse donne à ce terme : à savoir la transformation produite chez le sujet, quand il assume une image, – dont la prédestination à cet effet de phase est suffisamment indiquée par l’usage, dans la théorie, du terme antique d’imago.

L’assomption jubilatoire de son image spéculative par l’être encore plongé dans l’impuissance motrice et la dépendance du nourrissage qu’est le petit d’homme à ce stade infans (5), nous paraîtra dès lors manifester en une situation exemplaire la matrice symbolique où le je se précipite en une forme primordiale, avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre et que le langage ne lui restitue dans l’universel sa fonction de sujet. »

Jacques Lacan, Ecrits

Notes

(1) La mimique illuminative du Aha Erlebnis : Erlebnis désigne en allemand l’expérience vécue, donc, ici, il s’agit de l’expression de reconnaissance de soi de celui qui identifie son image dans le miroir comme venant de lui. « ah, c’est moi ! »

(2) Auteur de l’Intelligence chez les singes supérieurs (1930), Köhler était un psychologue allemand appartenant au courant de la théorie de la forme, la Gestalttheorie.

(3) L’aperception situationnelle est la prise de conscience de la situation.

(4) James Baldwin, (1861-1934) psychologue et théologien américain.

(5) Infans en latin désigne celui qui ne parle pas.

Un petit texte de Bergson pour se faire les dents

Devoir Maison n°1

PHILOSOPHIE

Etude de texte

Sujet : extrait de la conférence de 1911 de La Conscience et la Vie de Bergson, publié dans l’Energie spirituelle.

Cf. Anthologie p. 475 : «  Disons donc, si vous voulez, que la conscience est un trait d’union (…) Jusqu’où la conscience s’étend, en quel point elle s’arrête. »

Consignes

Il s’agira de proposer un devoir rédigé et structuré de la manière suivante :

Une introduction qui présente le texte ; un développement qui l’analyse dans le détail et une conclusion qui dresse le bilan de l’étude.

Rappel : Expliquer revient à préciser la position de l’auteur par rapport à un problème dont il est question dans le texte.

Il est nécessaire évidemment de procéder à un travail préparatoire aussi précis que possible. Celui-ci doit être opérant pour l’élaboration de la version définitive de l’étude. Vous garderez précieusement ce travail préparatoire pour la correction.

Sujet percevant, objet perçu

Le monde. Nous croyons le percevoir immédiatement. Il semble se donner à nous tel qu’il est. Brutalement il s’impose. Passif, je suis. Aussi, percevoir ne serait rien d’autre que récolter des informations sensibles. Voir, entendre, toucher, goûter… voilà l’accès aux choses, au monde. Rencontre du sujet à l’objet, telle est la perception.

Sujets, c’est vers tel objet ou vers tel autre que nous pouvons orienter notre attention. Je quitte la fenêtre des yeux pour regarder mon professeur de philosophie, je me consacre désormais pleinement à son cours, délaissant les bruits divers et épars du lycée.

Par la perception, j’accède à la réalité et j’en perçois plus au moins de détails en fonction de l’orientation que je fais prendre à ma perception.

illusion d'optique

Mais recevons-nous passivement les informations sensibles sur la réalité ? Comment comprendre cette impression de mouvement ? Présence du contraste noir et blanc, les formes circulaires, nous percevons un mouvement qui n’existe pas. Notre cerveau induit en erreur et nos yeux bougent, ce mouvement de rotation d’arcs de cercle, une pure illusion. Victimes des illusions de la perception,  c’est vers elle que nous nous tournons pour l’accuser. Mais qu’est-elle réellement ?

Rassemblant les sensations reçues par nos organes de la vue, de l’ouïe, du toucher, du goût et de l’odorat, la perception saisie des différences et des différences. Une figure contenue dans une autre fait apparaître un rapport de grandeur. Je perçois cette figure plus petite que celle qui le contient. La perception est ainsi un produit de la sensation.

Quelque chose apparaît à quelqu’un. La perception est rencontre. Un entre-deux. Enlevons-la perception, la chose existe toujours en elle-même, mais quelle est sa réalité relativement au sujet. Je marche, j’approche du petit port. A l’entrée, je perçois un fromager, je le vois. Il m’apparaît là majestueux. Je peux maintenant dire, il y a un fromager majestueux à l’entrée du petit port. Il a certes toujours été là. Il existait avant que je le perçoive. Maintenant, il existe pour moi. C’est grâce à la perception que je suis, moi sujet percevant, mis en contact avec lui, objet perçu.

Sujet percevant, je suis. Mais alors ne suis-je pas passif dans la perception du monde. N’est-ce pas lui qui s’impose ? La perception comme une activité, mais comment cela ? J’entends les battements d’ailes du colibri. A force d’observer le petit animal butineur, mon ouïe est devenue experte. Je perçois son battement rapide et léger.

Comment connaissons-nous le réel ? Par les informations sensibles. C’est par elles que nous croyons avoir un accès immédiat à la réalité. La question est donc de savoir si la perception consiste simplement à recevoir des informations sensibles ou à les organiser. En un mot, la perception se confond-elle avec la sensation ? Quelle est la part d’activité du sujet dans la perception ?

Exercice : « Percevoir, est-ce sentir ? » Rédigez une progression en vous aidant des trois textes ci-dessous et en tentant de répondre à la question de savoir si percevoir, c’est sentir.

Texte 1 [1]

LockeC’est la première idée simple de réflexion.

La perception est la première faculté de l’esprit mobilisée sur les idées ; elle est aussi l’idée la première et la plus simple obtenue par réflexion, et certains la nomment pensée en général. Pourtant la pensée au sens propre du terme en français signifie cette opération de l’esprit sur ses idées où l’esprit est actif et où il considère quelque chose avec un certain niveau d’attention volontaire ; dans la pure et simple perception, l’esprit est pour la plus grande part passif seulement et, ce qu’il perçoit, il ne peut s’empêcher de le percevoir. [ … ]

Il est certain que si une altération produite dans le corps n’atteint pas l’esprit, si une impression produite sur l’extérieur n’est pas remarquée intérieurement, il n’y a aucune perception. Le feu peut brûler notre corps sans autre effet que s’il brûlait une bûche, sauf si le mouvement est porté jusqu’au cerveau et si la sensation de chaleur ou l’idée de douleur sont produites dans l’esprit, ce qui constitue la perception effective.

John Locke, Essai sur l’entendement humain, Livres I et II, 1690.

Texte 2 [2]

leibnizPHILALÈTHE.- J’avoue que, lorsque l’esprit est fortement occupé à contempler certains objets, il ne s’aperçoit en aucune manière de l’impression que certains corps font sur l’organe de l’ouïe, bien que l’impression soit assez forte, mais il n’en provient aucune perception, si l’âme n’en prend aucune connaissance.

THÉOPHILE. – J’aimerais mieux distinguer entre perception et s’apercevoir. La perception de la lumière ou de la couleur, par exemple, dont nous nous apercevons, est composée de quantité de petites perceptions, dont nous ne nous apercevons pas, et un bruit dont nous avons perception, mais où nous ne prenons point garde, devient aperceptible par une petite addition ou augmentation. Car si ce qui précède ne faisait rien sur l’âme, cette petite addition n’y ferait rien encore et le tout ne ferait rien non plus.

Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, Chap. IX, 1703

Texte 3 [3]

Merleau PontySi nous nous en tenons aux phénomènes[4], l’unité de la chose dans la perception n’est pas construite par association[5] mais, condition de l’association, elle précède les recoupements qui la vérifient et la déterminent, elle se précède elle-même. Si je marche sur une plage vers un bateau échoué et que la cheminée ou la mâture se confonde avec la forêt qui borde la dune, il y aura un moment où ces détails rejoindront le bateau et s’y souderont. À mesure que j’approchais, je n’ai pas perçu des ressemblances ou des proximités qui enfin auraient réuni dans un dessin continu la superstructure d’un bateau. J’ai seulement éprouvé que l’aspect de l’objet allait changer, que quelque chose était imminent[6] dans cette tension comme l’orage est imminent dans les nuages. Soudain le spectacle s’est réorganisé donnant satisfaction à mon attente imprécise. Après coup, je reconnais, comme des justifications du changement, la ressemblance et la contiguïté[7] de ce que j’appelle les « stimuli » – c’est-à-dire les phénomènes les plus déterminés, obtenus à courte distance – et donc je compose le monde « vrai». « Comment n’ai-je pas vu que ces pièces de bois faisaient corps avec le bateau? Elles étaient pourtant de même couleur que lui, elles s’ajustaient bien sur sa superstructure.» Mais ces raisons de bien percevoir n’étaient pas données comme raisons avant la perception correcte. L’unité de l’objet est fondée sur le pressentiment d’un ordre imminent qui va donner réponse à des questions seulement latentes dans le paysage, elle résout un problème qui n’était posé que sous la forme d’une vague inquiétude.

Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, introduction, II, 1945.


Notes

[1] Locke, 1632 – 1704, chef de file des empiristes, affirme que l’âme est semblable à une table de cire sur laquelle s’imprime ce qui vient de l’extérieur. L’impression remarquée sur cette table s’appelle la perception.

[2] Leibniz, 1646-1716, est représenté dans ce dialogue par Théophile qui apporte une distinction qui affaiblit la théorie empiriste de Locke. La perception est le plus souvent inconsciente. Elle ne dépend pas tant de l’intensité de l’impression sensible que de l’attention de l’esprit à sa composition : une vague de petites perceptions qui finit par nous affecter.

[3] Maurice Merleau-Ponty, 1908 – 1961, réalise une description du vécu : Ce que nous percevons effectivement et ce que nous ne percevons pas encore. Percevoir, ce n’est pas enregistrer des données ; c’est corriger sans cesse c’est ce qui a été sélectionné par nous.

[4] Phénomène désigne ce qui apparaît à la conscience, le dévoilement d’une chose.

[5] Signifie joindre certaines informations sensibles pour créer une unité d’ensemble.

[6] Sur le point de se produire

[7] Permet de faire des associations quand deux choses sont proches dans le temps ou dans l’espace.

Etre objectif pour un sujet, est-ce possible ?

Réflexion qui s’est tenue dans le cadre de cours sur l’homme comme sujet. Après avoir montrer qu’être sujet » est l’une des caractéristiques les plus importantes de l’homme, au point qu’il s’agit pour lui, dans un certain nombre de circonstances, de se battre pour revendiquer son statut de sujet ou pour se le faire reconnaître par autrui, force est de reconnaître que cette chère subjectivité, comme affirmation du moi pensant, percevant et agissant, peut s’avérer être un obstacle pour le sujet cherchant la connaissance. Toute la question est de savoir comment la connaissance objective est-elle possible ? et à quelles conditions le sujet peut parvenir à être objectif.

Nous avons d’un côté que le sujet doit liquider tout ce qui s’interfère entre lui et l’objet par un effort critique et d’un autre il doit faire communauté avec ceux qui sont comme lui chercheur de connaissances par le dialogue véritable. La critique et le dialogue font nécessairement partie de la méthode permettant de faire aboutir la recherche de connaissances objectives. Mais cela ne nous dit pas précisément comment le sujet peut parvenir à être objectif, c’est-à-dire comment il peut vraiment parvenir à critiquer les interférences entre l’objet et lui en ne les prenant pas pour des vérités et dialoguer avec les autres sujets sans chercher à imposer son point de vue.

Sujet égocentrique
Schéma représentant le sujet égocentrique. Cours Hervé Moine © 2013

Spontanément nous avons tendance à penser le monde tel que nous le ressentons. Mais sommes-nous certains qu’il s’agit bien là d’une connaissance objective ?

Objectivement, le ciel n’est pas bleu mais je le vois bleu, le bruit n’est pas trop fort mais ce que j’entends me gêne, il ne fait pas chaud, ni froid d’ailleurs, mais j’ai la sensation d’avoir froid ou chaud, ce sac n’est pas lourd mais il l’est certainement pour mes petites forces.

Pour parvenir à une connaissance objective du monde, je dois me décentrer, afin de quitter mon point de vue égocentrique, qui est un point de vue individuel et particulier, pour un point de vue « épistémique », pour reprendre le terme de Jean Piaget, qui est un point de vue plus général.

Sujet épistémique
C’est grâce à un détour et à un recours à des instruments de mesure et de calcul que l’on peut viser une connaissance objective. Cours Hervé Moine © 2013

Le recours à des instruments de mesure et d’observation rend possible la connaissance objective, puisque je cesse de me contenter de mes propres perceptions ou sensations pour saisir le monde. J’adopte un point de vue qui est commun à tous les sujets, puisque ce que chacun pourra saisir les même données offert par l’instrument.

chaud ou froid ?
Difficile de s’accorder si chacun se croit le centre de référence. Cours Hervé Moine © 2013

« Il convient dès l’abord de distinguer le sujet individuel, centré sur ses organes des sens ou sur l’action propre, donc le « moi » ou sujet égocentrique source de déformation ou illusions possibles de nature « subjective » en ce premier sens du terme ; et le sujet décentré qui coordonne ses actions entre elles et avec celles d’autrui, qui mesure qui calcule et déduit de façon vérifiable par chacun et dont les activités épistémiques sont communes à tous les sujets.

Jean Piaget, Epistémologie des Sciences de l’Homme, 1970

thermomètre 25°

Alors fait-il froid ou fait-il chaud ? On peut ne pas s’accorder, chacun se fondant sur son impression. Pour certains, il fait chaud alors que pour d’autres il fait froid. Et s’il ne s’agit pas de remettre en cause la vérité du ressenti de chacun, force est de constater que cette divergence de sensation est la preuve manifeste qu’on est loin de la connaissance objective. Sans compter que l’on ne sait pas comment l’autre a froid ou chaud. Alors objectivement, fait-il froid ou chaud ?

Le recours à un thermomètre va mettre tout le monde d’accord. Certes l’accord ne s’établit par sur la sensation vécue de chaleur ou de froideur mais il s’agit d’un accord des esprits. Ceux-ci ne peuvent s’accorder que sur des données chiffrées offert par l’instrument, si bien qu’on admettra qu’il ne fait ni chaud ni froid mais qu’il fait 25°C indiqué par la hauteur de la colonne de mercure. La connaissance objective a pour condition la décentration du sujet, celle-ci d’une part neutralisant la subjectivité et d’autre part et par la même rendant possible l’objet de connaissance indépendant des sujets ayant pour finalité la connaissance.

connaissance objective
Les esprits s’accordent par le recours à un instrument de mesure. Cours Hervé Moine © 2013

En outre, on remarquera que le monde du sujet égocentrique est un monde qualitatif et l’on ne s’étonnera pas qu’il ne s’agit pas là d’une connaissance objective alors que celui du sujet épistémique est un monde où les qualités sensibles sont transformées en quantité, en données mesurables.

La connaissance scientifique a pour condition première, outre le fait de vouloir connaître vraiment, cette décentration du sujet.

Notre question était de savoir s’il est possible d’être objectif pour un sujet, la réponse est qu’il faut opérer une nécessaire décentration de soi. Ce n’est qu’à cette condition qu’il se méfiera des interférences entre l’objet à connaître et lui et qu’il pourra dialoguer avec les autres sujets sans chercher à imposer son point de vue.

Piaget. La nécessaire décentration du sujet

Jean Piaget
Jean Piaget 1896 – 1980

« Certes, quand la physique travaille sur des objets à notre échelle courante d’observations, on peut considérer son objet comme relativement indépendant du sujet. Il est vrai que cet objet n’est alors connu que grâce à des perceptions, qui comportent un aspect subjectif, et grâce à des calculs ou à une structuration métrique ou logico-mathématique, qui relèvent eux aussi d’activités du sujet. Mais il convient dès l’abord de distinguer le sujet individuel, centré sur ses organes des sens ou sur l’action propre, donc le « moi » ou sujet égocentrique source de déformations ou illusions possibles de nature « subjective » en ce premier sens du terme ; et le sujet décentré qui coordonne ses actions entre elles et avec celles d’autrui, qui mesure, calcule et déduit de façon vérifiable par chacun et dont les activités épistémiques sont donc communes à tous les sujets (…). Or, toute l’histoire de la physique est celle d’une décentralisation qui a réduit au minimum les déformations dues au sujet égocentrique pour la subordonner au maximum aux lois du sujet épistémique, ce qui revient à dire que l’objectivité est devenue possible et que l’objet a été rendu relativement indépendant des sujets. »

Piaget, Epistémologie des Sciences de l’homme

 

Alain. Socrate comme modèle de la modestie du sage

Alain
Alain 1858 -1951

« Ce qui est subjectif, c’est ce qui est isolé dans le sujet pensant, dans le Moi, et à quoi les semblables ne font pas écho. Nous passons notre temps à établir la communication entre nous et les autres, ce qui est saisir l’objectif. On voit que, dans un sens purifié, l’objectif désigne ce qui est commun à tous les sujets. L’objectif n’est donc pas nécessairement un objet du monde. Le plus objectif en nos connaissances, est cet esprit, commun qui s’est présenté si naturellement comme le soutien de nos pensées. Les logarithmes, déjà nommés, sont un exemple de pensées objectives, et non pas subjectives, quoi, qu’elles n’existent pas hors des sujets pensants. Souvent on ramène l’opposition entre le subjectif et l’objectif à la connaissance des choses. L’objectif est alors la chose que tout observateur rencontre la même ; c’est la science communicable et aussi la démontrable ; exemple, le calcul. Ce qui fait que nous manquons l’objectif, c’est que nous sommes trop attachés à nos sensations, à notre point de vue. Le point de vue appartient à toutes nos connaissances, et il est clair que chacun de nous à chaque moment, observe d’un poste qui n’est qu’à lui. De plus il y a en nous des affections vives ou passions, qui nous donnent besoin de savoir et d’instruire les autres, et qui font que nous oublions le point de vue et la sensation, c’est-à-dire toutes les réserves qu’il est sage de faire lorsque l’on affirme quelque chose. Chacun se vante d’être objectif, de parler objectivement. Mais aucun philosophe (ami de la sagesse) ne doit se croire lui-même sans réserve, et les conversations de Socrate, que Platon nous a conservées, nous donnent le modèle de la modestie du sage, qui se sait sujet à l’erreur et à la prévention. »

Alain, Eléments de philosophie

 

Camus. Une prise de conscience naît d’une révolte

Camus
Albert Camus 1913 – 1960

« Si confusément que ce soit, une prise de conscience naît du mouvement de révolte : la perception, soudain éclatante, qu’il y a dans l’homme quelque chose à quoi l’homme peut s’identifier, fût-ce pour un temps. Cette identification jusqu’ici n’était pas sentie réellement. Toutes les exactions antérieures au mouvement d’insurrection, l’esclave les souffrait. Souvent même, il avait reçu sans réagir des ordres plus révoltants que celui qui déclenche son refus. Il y apportait de la patience, les rejetant peut-être en lui-même, mais, puisqu’il se taisait, plus soucieux de son intérêt immédiat que conscient encore de son droit. Avec la perte de la patience, avec l’impatience, commence au contraire un mouvement qui peut s’étendre à tout ce qui, auparavant, était accepté. Cet élan est presque toujours rétroactif. L’esclave, à l’instant où il rejette l’ordre humiliant de son supérieur, rejette en même temps l’état d’esclave lui-même. Le mouvement de révolte le porte plus loin qu’il n’était dans le simple refus. Il dépasse même la limite qu’il fixait à son adversaire, demandant maintenant à être traité en égal. Ce qui était d’abord une résistance irréductible de l’homme devient l’homme tout entier qui s’identifie à elle et s’y résume. Cette part de lui-même qu’il voulait faire respecter, il la met alors au-dessus du reste et la proclame préférable à tout, même à la vie. Elle devient pour lui le bien suprême. »

Camus, L’Homme révolté

 

Hegel. D’où vient l’universalité du besoin d’art ?

Hegel
Hegel 1770 – 1831

« L’universalité du besoin d’art ne tient pas à autre chose qu’au fait que l’homme est un être pensant et doué de conscience. En tant que doué de conscience, l’homme doit se placer en face de ce qu’il est, de ce qu’il est d’une façon générale, et en faire un objet pour soi. Les choses de la nature se contentent d’être, elles sont simples, ne sont qu’une fois, mais l’homme, en tant que conscience, se dédouble : il est une fois, mais il est pour lui-même. Il chasse devant lui ce qu’il est ; il se contemple, se représente lui-même. Il faut donc chercher le besoin général qui provoque une œuvre d’art dans la pensée de l’homme, puisque l’œuvre d’art est un moyen à l’aide duquel l’homme extériorise ce qu’il est.

Cette conscience de lui-même, l’homme l’acquiert de deux manières : théoriquement, en prenant conscience de ce qu’il est intérieurement, de tous les mouvements de son âme, de toutes les nuances de ses sentiments, en cherchant à se représenter à lui-même, tel qu’il se découvre par la pensée, et à se reconnaître dans cette représentation qu’il offre à ses propres yeux. Mais l’homme est également engagé dans des rapports pratiques avec le monde extérieur, et de ces rapports naît également le besoin de transformer ce monde, comme lui-même, dans la mesure où il en fait partie, en lui imprimant son cachet personnel. Et il le fait, pour encore se reconnaître lui-même dans la forme des choses, pour jouir de lui-même comme d’une réalité extérieure. On saisit déjà cette tendance dans les premières impulsions de l’enfant : il veut voir des choses dont il soit lui-même l’auteur, et s’il lance des pierres dans l’eau, c’est pour voir ces cercles qui se forment et qui sont son œuvre dans laquelle il retrouve comme un reflet de lui-même. Ceci s’observe dans de multiples occasions et sous les formes les plus diverses, jusqu’à cette sorte de reproduction de soi-même qu’est une œuvre d’art. »

Hegel, Introduction à l’esthétique