Percevoir, est-ce sentir ?

Eléments pour le sujet : «Percevoir est-ce sentir ? »

Il s’agit ici de la suite de l’étude sur la perception qui a été donné aux élèves de TL, intitulé : « Sujet percevant et objet perçu ». Après avoir effectué un travail visant à poser une définition de la notion de perception comme première approche, il convenait, à partir de trois extraits de texte proposés (texte de Locke, texte de Leibniz et texte de Merleau-Ponty) de réfléchir sur la question suivante : percevoir est-ce sentir ?

Suivent des éléments pour tenter d’y répondre.

La perception rassemble les sensations reçues par nos organes des sens, la vue, l’ouïe, le toucher, le goût et l’odorat. Cette définition implique que la perception est un produit de la sensation. Nous pouvons voir chaque matin, dans la rue qui mène au lycée, un flot d’élèves colorés et avançant d’un pas plus ou moins décidé. Nous entendons le moteur de la débroussailleuse de la personne qui entretient le terrain jouxtant le lycée. C’est ainsi que nous pensons, que nous croyons avoir un accès immédiat à la réalité. Le flot d’élèves et la débroussailleuse du jardinier sont bel et bien réels. Mais alors cela signifie-t-il que la perception ne consiste qu’à recevoir des informations sensibles ? N’en est-elle que le réceptacle ? Percevoir est-ce seulement sentir ?

Ne peut-on pas, au contraire, supposer une activité du sujet percevant ? Ne peut-on pas penser que la perception organise les informations sensibles, les objets perçus ? Tout l’enjeu qu’il y a à réfléchir à ce problème est de savoir comment l’homme en vient-il à connaître le réel ?

Nous recevons d’abord des impressions sur les objets extérieurs puis notre esprit réfléchit sur elles. Cela signifie que c’est par les informations sensibles que la perception s’organise. On peut ainsi dire qu’elle est bien un premier mode d’accès au réel. Cependant, la perception n’opère-t-elle pas une sélection ? Ne laisse-t-elle pas de côté bon nombre de détails demeurant du coup inconscients ? Il semble bien que la perception opère ce que nous pouvons appeler un « filtre » des informations sensibles que nous recevons. En un mot, et c’est ce que nous allons maintenant étudier, la perception est interprétation du monde.

L’esprit ne peut s’empêcher de percevoir ce qu’il perçoit

Par la perception, nous éprouvons des impressions fortes à travers nos sens. Pensons à la sonnerie indiquant la fin des cours, au fumet d’un bon petit plat bien mijoté ou à la fragrance d’un parfum… Nous éprouvons en tant qu’hommes des sensations bien singulières qui nous sont propres. En effet, nos organes des sens diffèrent de ceux des autres êtres vivants. En fonction de la fréquence sur laquelle s’établit la sonnerie du lycée, le son ne perturberait ou n’exciterait en rien bon nombre d’animaux. Le philosophe Locke affirme que l’esprit humain doit d’abord saisir ce qui se passe dans le corps, doit saisir son « altération ». Il peut ensuite et, à la suite de cette saisie, modifier son comportement. C’est ainsi que je retire rapidement ma main du feu : c’est la douleur vive que je ressens qui me fait la retirer. « Il est certain, dit Locke, que si une altération produite dans le corps n’atteint pas l’esprit, si une impression produite sur l’extérieur n’est pas remarquée intérieurement, il n’y a aucune perception. »  Et ajoute-t-il, « le feu peut brûler notre corps sans autre effet que s’il brûlait une bûche, sauf si le mouvement est porté jusqu’au cerveau et si la sensation de chaleur ou l’idée de douleur sont produites dans l’esprit, ce qui constitue la perception effective ». Pour le philosophe empiriste, la perception est l’impression remarquée par l’esprit. Celui-ci est tel une tablette de cire sur laquelle s’imprime ce qui provient de l’extérieur : « dans la pure et simple perception, l’esprit est pour la plus grande part passif seulement et, ce qu’il perçoit, il ne peut s’empêcher de le percevoir ».

Cependant, la perception n’est-elle pas le plus souvent inconsciente ? Dépend-elle autant de l’intensité de l’impression sensible et de l’attention de l’esprit à son égard, tel que le prétend Locke ?

Les petites perceptions leibniziennes

En faisant la distinction entre « perception » et « s’apercevoir » et par sa théorie « des petites perceptions », Leibniz s’attaque à l’idée de Locke. Par exemple, l’habitude ne nous conduit-elle pas à ne plus percevoir ? Les habitants de la plage Caraïbe finissent par ne plus avoir conscience du ressac de la mer sur les galets. Ils ne font plus attention à ce bruit devenu habituel. En revanche, il ne faudrait pas grand-chose pour que s’éveille à nouveau l’attention. « Lorsque l’esprit, dit le philosophe Leibniz, est fortement occupé à contempler certains objets, ils ne s’aperçoivent en aucune manière de l’impression que certains corps font sur l’organe de l’ouïe, bien que l’impression soit assez forte, mais il n’en provient aucune perception, si l’âme n’en prend aucune connaissance ». Leibniz nous fait remarquer que des impressions sensibles sont ou bien « trop petites », ou bien « en trop grand nombre », ou bien encore « trop unies » pour être saisies. En revanche, c’est lorsque qu’elles sont jointes à d’autres qu’elles peuvent être perçues. Nous percevons le tas de sable et non son détail, le grain de sable, nous entendons le bruit des vagues et non son détail : la gouttelette d’eau. C’est la mise en relation des éléments qui nous font percevoir le tout. En un mot, pour Leibniz, la perception est une composition de petites perceptions insensibles.

Nous venons de voir que percevoir n’est pas simplement recevoir des impressions sensibles, que percevoir n’est pas simplement sentir. Percevoir c’est être inattentif aux sensations les plus fines. La perception est l’organisation d’une multitude de minuscules informations sensibles. La question est alors de savoir comment nous effectuons le tri de toutes ces informations sensibles que nous recevons et comment nous les associons ?

La perception comme un acte

Pour réponde à cette question, il est possible de formuler deux hypothèses. Ou bien, nous percevons une forme et nous donnons priorité à certaines informations : par exemple, je perçois un livre et je m’intéresse d’abord à sa forme rectangulaire et aux diverses caractéristiques qui me font dire que c’est un livre. Ou bien alors, nous percevons une myriade de points qu’il nous faut assembler pour identifier l’objet : par exemple, je perçois un livre et je m’intéresse à cette infinité de points et de lignes qui constituent ce rectangle qu’est le livre. En fait, selon Maurice Merleau-Ponty, nous ne cessons pas d’anticiper ce qui est perçu. Et cette anticipation peut être corrigée à son tour. Autrement-dit, la perception opère une sorte de va-et-vient dynamique. C’est en réalisant une description du vécu que l’auteur de la Phénoménologie de la perception entre ce que nous percevons effectivement et ce que nous ne percevons pas encore. La perception n’est pas le résultat de l’enregistrement des données sensibles, n’est pas le résultat d’une association de sensations, comme nous le croyons bien souvent. En réalité, pour Merleau-Ponty, la perception est un acte, celui de corriger sans cesse ce qui a été sélectionné par nous. Nous nous attendons à percevoir une chose que notre conscience projette.

La perception dans un rapport dynamique avec le réel

Dans la perception, l’unité, c’est-à-dire ce qui fait qu’une chose est une, est anticipée. « Si je marche sur une plage vers un bateau échoué et que la cheminée ou la mâture se confonde avec la forêt qui borde la dune, il y aura un moment où ces détails rejoindront le bateau et s’y souderont. » Ensuite, une succession d’épreuves corrige ce qui était d’abord anticipé de manière encore confuse. « A mesure que j’approchais, je n’ai pas perçu des ressemblances ou des proximités qui enfin auraient réuni dans un dessin continu la superstructure d’un bateau. J’ai seulement éprouvé que l’aspect de l’objet allait changer, que quelque chose était imminent dans cette tension comme l’orage est imminent. Soudain le spectacle s’est réorganisé donnant satisfaction à mon attente imprécise.» En quelque sorte, notre perception qui procède par va-et-vient dynamique compose le monde réel.

Alors, penser est-ce seulement sentir ?

Loin d’être simplement un réceptacle de données sensibles, la perception procède sans cesse à une interprétation du monde réel, en tentant de saisir un tout à partir d’éléments qu’elle organise pour lui donner sens.