Le monde. Nous croyons le percevoir immédiatement. Il semble se donner à nous tel qu’il est. Brutalement il s’impose. Passif, je suis. Aussi, percevoir ne serait rien d’autre que récolter des informations sensibles. Voir, entendre, toucher, goûter… voilà l’accès aux choses, au monde. Rencontre du sujet à l’objet, telle est la perception.
Sujets, c’est vers tel objet ou vers tel autre que nous pouvons orienter notre attention. Je quitte la fenêtre des yeux pour regarder mon professeur de philosophie, je me consacre désormais pleinement à son cours, délaissant les bruits divers et épars du lycée.
Par la perception, j’accède à la réalité et j’en perçois plus au moins de détails en fonction de l’orientation que je fais prendre à ma perception.
Mais recevons-nous passivement les informations sensibles sur la réalité ? Comment comprendre cette impression de mouvement ? Présence du contraste noir et blanc, les formes circulaires, nous percevons un mouvement qui n’existe pas. Notre cerveau induit en erreur et nos yeux bougent, ce mouvement de rotation d’arcs de cercle, une pure illusion. Victimes des illusions de la perception, c’est vers elle que nous nous tournons pour l’accuser. Mais qu’est-elle réellement ?
Rassemblant les sensations reçues par nos organes de la vue, de l’ouïe, du toucher, du goût et de l’odorat, la perception saisie des différences et des différences. Une figure contenue dans une autre fait apparaître un rapport de grandeur. Je perçois cette figure plus petite que celle qui le contient. La perception est ainsi un produit de la sensation.
Quelque chose apparaît à quelqu’un. La perception est rencontre. Un entre-deux. Enlevons-la perception, la chose existe toujours en elle-même, mais quelle est sa réalité relativement au sujet. Je marche, j’approche du petit port. A l’entrée, je perçois un fromager, je le vois. Il m’apparaît là majestueux. Je peux maintenant dire, il y a un fromager majestueux à l’entrée du petit port. Il a certes toujours été là. Il existait avant que je le perçoive. Maintenant, il existe pour moi. C’est grâce à la perception que je suis, moi sujet percevant, mis en contact avec lui, objet perçu.
Sujet percevant, je suis. Mais alors ne suis-je pas passif dans la perception du monde. N’est-ce pas lui qui s’impose ? La perception comme une activité, mais comment cela ? J’entends les battements d’ailes du colibri. A force d’observer le petit animal butineur, mon ouïe est devenue experte. Je perçois son battement rapide et léger.
Comment connaissons-nous le réel ? Par les informations sensibles. C’est par elles que nous croyons avoir un accès immédiat à la réalité. La question est donc de savoir si la perception consiste simplement à recevoir des informations sensibles ou à les organiser. En un mot, la perception se confond-elle avec la sensation ? Quelle est la part d’activité du sujet dans la perception ?
Exercice : « Percevoir, est-ce sentir ? » Rédigez une progression en vous aidant des trois textes ci-dessous et en tentant de répondre à la question de savoir si percevoir, c’est sentir.
Texte 1 [1]
C’est la première idée simple de réflexion.
La perception est la première faculté de l’esprit mobilisée sur les idées ; elle est aussi l’idée la première et la plus simple obtenue par réflexion, et certains la nomment pensée en général. Pourtant la pensée au sens propre du terme en français signifie cette opération de l’esprit sur ses idées où l’esprit est actif et où il considère quelque chose avec un certain niveau d’attention volontaire ; dans la pure et simple perception, l’esprit est pour la plus grande part passif seulement et, ce qu’il perçoit, il ne peut s’empêcher de le percevoir. [ … ]
Il est certain que si une altération produite dans le corps n’atteint pas l’esprit, si une impression produite sur l’extérieur n’est pas remarquée intérieurement, il n’y a aucune perception. Le feu peut brûler notre corps sans autre effet que s’il brûlait une bûche, sauf si le mouvement est porté jusqu’au cerveau et si la sensation de chaleur ou l’idée de douleur sont produites dans l’esprit, ce qui constitue la perception effective.
John Locke, Essai sur l’entendement humain, Livres I et II, 1690.
Texte 2 [2]
PHILALÈTHE.- J’avoue que, lorsque l’esprit est fortement occupé à contempler certains objets, il ne s’aperçoit en aucune manière de l’impression que certains corps font sur l’organe de l’ouïe, bien que l’impression soit assez forte, mais il n’en provient aucune perception, si l’âme n’en prend aucune connaissance.
THÉOPHILE. – J’aimerais mieux distinguer entre perception et s’apercevoir. La perception de la lumière ou de la couleur, par exemple, dont nous nous apercevons, est composée de quantité de petites perceptions, dont nous ne nous apercevons pas, et un bruit dont nous avons perception, mais où nous ne prenons point garde, devient aperceptible par une petite addition ou augmentation. Car si ce qui précède ne faisait rien sur l’âme, cette petite addition n’y ferait rien encore et le tout ne ferait rien non plus.
Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, Chap. IX, 1703
Texte 3 [3]
Si nous nous en tenons aux phénomènes[4], l’unité de la chose dans la perception n’est pas construite par association[5] mais, condition de l’association, elle précède les recoupements qui la vérifient et la déterminent, elle se précède elle-même. Si je marche sur une plage vers un bateau échoué et que la cheminée ou la mâture se confonde avec la forêt qui borde la dune, il y aura un moment où ces détails rejoindront le bateau et s’y souderont. À mesure que j’approchais, je n’ai pas perçu des ressemblances ou des proximités qui enfin auraient réuni dans un dessin continu la superstructure d’un bateau. J’ai seulement éprouvé que l’aspect de l’objet allait changer, que quelque chose était imminent[6] dans cette tension comme l’orage est imminent dans les nuages. Soudain le spectacle s’est réorganisé donnant satisfaction à mon attente imprécise. Après coup, je reconnais, comme des justifications du changement, la ressemblance et la contiguïté[7] de ce que j’appelle les « stimuli » – c’est-à-dire les phénomènes les plus déterminés, obtenus à courte distance – et donc je compose le monde « vrai». « Comment n’ai-je pas vu que ces pièces de bois faisaient corps avec le bateau? Elles étaient pourtant de même couleur que lui, elles s’ajustaient bien sur sa superstructure.» Mais ces raisons de bien percevoir n’étaient pas données comme raisons avant la perception correcte. L’unité de l’objet est fondée sur le pressentiment d’un ordre imminent qui va donner réponse à des questions seulement latentes dans le paysage, elle résout un problème qui n’était posé que sous la forme d’une vague inquiétude.
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, introduction, II, 1945.
Notes
[1] Locke, 1632 – 1704, chef de file des empiristes, affirme que l’âme est semblable à une table de cire sur laquelle s’imprime ce qui vient de l’extérieur. L’impression remarquée sur cette table s’appelle la perception.
[2] Leibniz, 1646-1716, est représenté dans ce dialogue par Théophile qui apporte une distinction qui affaiblit la théorie empiriste de Locke. La perception est le plus souvent inconsciente. Elle ne dépend pas tant de l’intensité de l’impression sensible que de l’attention de l’esprit à sa composition : une vague de petites perceptions qui finit par nous affecter.
[3] Maurice Merleau-Ponty, 1908 – 1961, réalise une description du vécu : Ce que nous percevons effectivement et ce que nous ne percevons pas encore. Percevoir, ce n’est pas enregistrer des données ; c’est corriger sans cesse c’est ce qui a été sélectionné par nous.
[4] Phénomène désigne ce qui apparaît à la conscience, le dévoilement d’une chose.
[5] Signifie joindre certaines informations sensibles pour créer une unité d’ensemble.
[6] Sur le point de se produire
[7] Permet de faire des associations quand deux choses sont proches dans le temps ou dans l’espace.