Sartre. « Un des principaux motifs de la création artistique est certainement le besoin de nous sentir essentiels par rapport au monde »

Samedi 16 novembre 2013

Devoir-Surveillé de philosophie

TL et TES

 

Durée : 4h

Sujet : Expliquez le texte suivant,

 

            « Chacune de nos perceptions s’accompagne de la conscience que la réalité humaine est « dévoilante », c’est-à-dire que par elle « il y a » de l’être, ou encore que l’homme est le moyen par lequel les choses se manifestent ; c’est notre présence au monde qui multiplie les relations, c’est nous qui mettons en rapport cet arbre avec ce coin de ciel ; grâce à nous, cette étoile, morte depuis des millénaires, ce quartier de lune et ce fleuve sombre se dévoilent dans l’unité d’un paysage ; c’est la vitesse de notre auto, de notre avion qui organise les grandes masses terrestres ; à chacun de nos actes le monde nous révèle un regard neuf.

            Mais si nous savons que nous sommes les détecteurs de l’être, nous savons aussi que nous n’en sommes pas les producteurs. Ce paysage, si nous nous en détournons, croupira sans témoins dans sa permanence obscure. Du moins croupira-t-il : il n’y a personne d’assez fou pour croire qu’il va s’anéantir. C’est nous qui nous anéantirons et la terre demeurera dans sa léthargie jusqu’à ce qu’une autre conscience vienne l’éveiller. Ainsi, à notre certitude intérieure d’être « dévoilants » s’adjoint celle d’être inessentiels par rapport à la chose dévoilée.

            Un des principaux motifs de la création artistique est certainement le besoin de nous sentir essentiels par rapport au monde. »

Sartre, « Qu’est-ce que la littérature ? » Situations II

 

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

 

Bon courage !

Voici quelques éléments pour vous aider dans votre travail

Rappel de l’objectif : lire le texte pour le comprendre, le comprendre pour l’expliquer, l’expliquer pour le faire comprendre.

Faire le travail préparatoire dans les règles. C’est essentiel, ce travail détermine ce qui sera la version définitive de votre étude de texte.

N’oubliez pas notamment d’établir le plan du texte, en distinguant les idées, les arguments et les exemples et en insistant bien sur sa progression logique. Et vous pouvez ensuite, à partir de là, dire quelle est la thèse de l’auteur. Et  formuler à quel problème philosophique celle-ci répond. A partir de là, on devra prendre soin de dégager les arguments.

Pour expliquer le texte, il conviendra de se demander ce que veut dire Sartre quand il affirme que « (…) la conscience de la réalité humaine est dévoilante » ? Comment comprendre le sens de ce dévoilement ? Pour ce faire, il conviendra de rechercher les différents sens du terme « dévoiler ». Et pour chaque sens, demandez-vous s’il est pertinent par rapport au texte, s’il permet de rendre sa vérité au texte. Pour cela, on pourra confronter les sens différents trouvés avec le texte et de se demander s’ils en permettent une lecture cohérente.

« A chacun de nos actes le monde nous révèle un regard neuf ». Comment comprendre cette affirmation de Sartre ? Veut-il dire qu’il y a autant d’apparences du monde que de points de vue, et donc qu’il n’y a que des façons de voir subjectives ? Ou bien alors que la réalité objective du monde n’est rien d’autre que la somme de ces façons de voir le monde ? Prenez des exemples ; comparez par exemple le regard du peintre sur un paysage, celui du géologue, celui de l’agriculteur, celui du promeneur. Vous pouvez bien sûr prendre vos propres exemples.

« La vitesse de notre auto, de notre avion… » : le travail de la conscience peut-il être indépendant d’un contexte matériel, technique, historique ?

« A notre certitude intérieure d’être « dévoilants » s’adjoint celle d’être inessentiels par rapport à la chose dévoilée. » Comment concilier ces deux aspects, apparemment contradictoires ? Que serait le monde s’il n’y avait pas de conscience humaine pour le révéler ? Faut-il comprendre que dévoiler le monde c’est le faire exister ?

Si la conscience dévoile le monde, en retour quelle est l’action du monde sur la conscience ? Que révèle le monde à l’homme ?

Mais quel est le rapport à l’art (cf. fin du texte) avec l’idée de Sartre ? Quelle est cette vérité de l’art dont il est question ?

Conseils pour la rédaction de l’étude

Quand votre travail préparatoire est terminé, il faudra procéder à la rédaction de la version définitive de l’étude de texte.

Il va de soi que vous rendrez une copie avec une introduction qui présente le texte, un développement structuré suivant l’ordre du texte et une conclusion qui dresse le bilan de l’étude.

La présentation s’aidera du thème, de la question, de la position avec une citation significative et le procédé d’argumentation.

L’analyse devra être aussi précise que possible et si vous discutez les idées de l’auteur prenez bien garde d’avoir bien compris ses idées et de ne pas évoquer contre elles de simples opinions. En outre, on devra être en mesure de bien distinguer ce qui ressort de l’analyse du texte de l’évaluation critique.

Le bilan fait le point sur toute l’étude et sur les enjeux et l’intérêt philosophiques du texte.

Prenez soin d’écrire clairement et simplement en utilisant du vocabulaire approprié et conformément aux règles de la langue. Autrement dit l’expression sera prise en compte dans l’évaluation.

 

Svyato ou la découverte de son image dans un miroir.

Séance de mercredi 13 novembre 2013 : TL, TES et TS

Avant-propos : présentation de la séance du jour

Le sujet se sait sujet, mais comment se sait-il être sujet ? se reconnaît-il en tant que sujet ? C’est tout le problème de l’origine de l’émergence du sentiment de soi qui se pose ici. Contre toute une tradition philosophique qui remonte à Descartes, on admet aujourd’hui que l’individu humain ne naît pas sujet. Il le devient. Autrement dit, sa personnalité se construit, se met en forme par un processus lent et laborieux. Et peut-être même, cette élaboration de l’identité personnelle, tel un travail n’en finit pas. Pensons à la crise de l’adolescence ou à la crise de la demie-vie. Mais c’est certainement, à travers l’étude de l’enfant qu’il est possible de voir ce travail à l’œuvre, qui conduira à l’émergence d’une personnalité dans la reconnaissance du sujet par lui-même.

Ainsi, nous n’allons pas, ici, tracer toute la généalogie complète du sujet durant la vie de l’individu, pour cela, nous nous référerons à l’article d’Edmond Marc Lipiansky, nous nous arrêterons sur une expérience qui semble capitale pour comprendre la construction du soi, expérience qui se rattache certainement à l’origine de l’émergence de la prise de conscience de soi. Il s’agit de ce que les psychologues et psychanalystes nomment, depuis Jacques Lacan : le stade du miroir.

Cette expression fut forgée par ce psychanalyste. Le stade du miroir correspond au moment où un enfant reconnaît l’image de son corps dans un miroir. Nous savons depuis Lacan notamment que le stade du miroir a lieu généralement vers l’âge de neuf mois alors que l’enfant ne sait pas encore marcher ni parler. Le rapport de l’enfant au miroir suit une certaine évolution. Et c’est justement cette évolution que nous allons maintenant étudier.

Mais avant de commencer évoquons ce qu’est cette objet bien particulier qu’est le miroir. Le miroir, objet lisse et froid renvoie l’image qu’il reçoit, il n’est ni bon ni méchant, ni indulgent ni méchant. En revanche, reflet de notre visage ou de notre corps, le miroir nous met dans une situation particulière. Pour le plus petit, il devient l’indice du développement psychique de l’enfant qui a pour fin la reconnaissance de lui-même par lui-même. L’expérience semble toute simple car elle semble apparemment devoir se décomposer en deux temps : le premier celui de percevoir l’image, et le second de rapporter celle-ci à soi. Mais on aurait tort de penser rendre compte de cette expérience dans cette simplicité.

Les étapes de cette reconnaissance sont en fait bien plus complexes qu’il n’y paraît. Et c’est donc bien à une histoire ou à une généalogie que nous avons à faire et qu’il nous faut décrire : l’histoire de la reconnaissance de soi par soi comme passage de l’indistinction infantile (syncrétisme propre au nourrisson) à l’émergence d’un sujet qui se reconnaît tel.

Aujourd’hui, nous allons étudier un documentaire filmique. Et c’est dans le cadre du festival du film documentaire, que nous inscrirons le cours du jour. Ce documentaire est réalisé par Victor Kossakovsky, réalisateur russe en 2005. Il s’intitule « Svyato ».

Quelques mots de présentation de ce document filmique. Svyato est le nom du fils du réalisateur. Durant deux ans, Victor Kossakovsky a gardé son fils Svyato de tout contact avec un miroir. Un jour, une grande glace est placée dans sa chambre. Le garçonnet joue dans le couloir non loin de là, encore inconscient de la découverte qui l’attend.

La méthode que nous allons adopter est la suivante :

Nous nous allons nous placer en tant qu’observateurs et nous tenterons de saisir les différentes étapes de la prise de conscience de l’enfant par rapport à son image reflétant dans le miroir : Nous nous arrêterons à chaque étape pour décrire et interpréter les faits et les gestes de l’enfant. Ensuite, en fin de parcours, nous verrons ce que cela donne à penser philosophiquement.

Svyato
Svyato, filmé derrière la vitre sans tain

La découverte de l’image dans le miroir

Comment l’enfant appréhende-t-il cette image ?

Il découvre cet autre, il s’agit bien de son point de vue à ce stade d’un autre : l’image est pour lui altérité, donc étrangeté. Svyato ne sait pas qu’il s’agit de lui, plus exactement de son image. C’est pour lui une découverte : il n’est pas seul. L’autre est là. Mais l’existence de cet autre reste au stade de l’hypothèse. Il va, par son comportement face à cette situation, s’adonner à toute sorte de comportement, dans le but de vérifier l’hypothèse selon laquelle il a affaire à un autre.

Ce moment de la découverte est pour l’enfant, à la fois, un moment d’étonnement et de stupéfaction. (à définir : étonnement ; stupéfaction)

Comment se manifeste cette découverte ?

On remarque, d’une part, que l’enfant explore cette découverte par le toucher et, d’autre part, qu’il exprime une certaine agressivité. On pourra d’ailleurs s’interroger sur celle-ci.

–          L’exploration par le toucher

  • L’enfant s’approche du miroir et tend l’objet à l’autre. Il fait des mouvements et semble s’apercevoir que l’autre l’imite ;
  • Il vient au contact de l’autre, il cherche à le toucher ;
  • Il lui parle ;
  • Il essaie de le pousser ;
  • Il s’éloigne en courant et lui lance un dernier regard dans le couloir avant de disparaître dans la pièce adjacente.

–          L’agressivité exprimée

Cet autre apparaît comme un rival, c’est bien ce que semble exprimer cette agressivité. Celle-ci on l’a retrouvera plus tard avec la violence. Mais c’est aussi toujours pour lui le moyen d’expérimenter l’hypothèse selon laquelle il s’agit dans ce miroir d’un autre. En effet, les coups qu’il donne, Svyato se rend compte que l’autre ne les éprouve pas (cf. la symétrie qu’il ne saisit pas encore). Les cris de l’enfant semblent faire partie de cette agressivité manifeste à l’égard de l’autre rival. Ce n’est pas simplement de l’énervement de ne pas voir l’autre réagit comme il le désire.

Mais comment se traduit cette agressivité ?

Elle se traduit de différentes façons, en crescendo. Elle augmente en intensité.

  • Agressivité corporelle : ses mains tapent le miroir
  • Agressivité avec un objet : il part à l’assaut avec sa balayette ; il frappe le sol avant d’attaquer son image ; bat en retraite ; reprend le combat et finalement se retire.
  • Agressivité verbale : il crie de plus en plus fort.

Le détachement à l’égard de son image

On voit dans cette séquence l’enfant se remettre à jouer dans le couloir comme au début du reportage.

Aurait-il abandonné toute investigation ? En reste-t-il à son interrogation insatisfaite ? Ignore-t-il désormais la présence du miroir avec son autre et rival ?

La réponse est apparemment non, car on voit, d’après ce que l’on peut remarquer, qu’il jette des d’œil furtifs. Puis il finit par sa rapprocher du miroir. Il passe devant et va jouer bruyamment dans un coin de la chambre.

Comment peut-on expliquer ce comportement nouveau de Svyato ?

Il semble feindre l’indifférence à l’égard de l’autre, il fait semblant de l’ignorer, sans doute pour le faire réagir. Il s’agit certainement d’une ruse. Il est donc toujours dans la même stratégie, c’est-à-dire, la même démarche expérimentale pour vérifier son hypothèse. Mais là, il passe un cap, pourrait-on dire. Il cherche à faire réagir l’autre par un biais et non frontalement comme précédemment. Après l’agressivité, c’est la ruse qui est maintenant adoptée. Jouer à l’indifférent, faire semblant de délaisser cet autre, je ne m’occupe plus de toi, je joue moi…

Expérience avec l’image

Dans la scène précédente, on voit Svyato commencer par jouer seul pour faire réagir l’autre du miroir. Maintenant, on le voit jouer avec lui, son double, ce drôle de partenaire.

L’expérimentation prend si l’on peut dire une nouvelle tournure. L’expérimentation que l’on pouvait seulement supposer précédemment et désormais évidente.

A quoi peut-on voir cela ?

–          Avec des gestes et des postures tout d’abord, ensuite, avec des objets qu’on appellera transitionnels

  • L’enfant joue tout d’abord avec des gestes et des postures : tout d’abord, il fait signe avec la main ; il saute devant le miroir ; il recule dans le miroir ; ensuite, il parle à l’image qui ne lui répond pas. On voit bien qu’il mène une expérimentation active.
  • Il utilise des objets familiers : il présente son chien en peluche au miroir ; il l’embrasse, le fait tomber. C’est tout un scénario. Il s’empare de la grenouille. Il va chercher un baigneur, le montre à son image en l’embrassant, se met à pleurer en le serrant dans ses bras. Il fait tout un cinéma comme on dit. Et enfin, il finit par tendre un gâteau. Tout y passe même le partage, le don. (un condensé de toute l’humanité ici).

–          Par les objets transitionnels qu’il utilise dans une mise en scène, il expérimente à plusieurs niveau : il s’expérimente lui-même, il expérimente les objets, il expérimente l’autre du miroir et également, ce qui n’est pas encore saisi chez lui, le principe de symétrie du miroir. A force d’opérer ses petites représentations, il va bien s’apercevoir de la symétrie. C’est que l’on va bientôt observer.

–          On voit bien ici toute l’intelligence de l’enfant en action. Mais on y voit autre chose, à moins que cette autre chose s’articule avec cette autre chose, autre chose que l’on peut appeler « affect ».

Comment se manifeste cet affect ?

Par de l’amour et par de la haine.

D’ailleurs, dans toute cette partie, l’affect de l’enfant s’inscrit dans cette ambivalence.

Sur ce plan de l’affect, comment Svyato cherche-t-il à séduire cet autre et à apprivoiser son rival ? Comment s’y prend-il ? Quelles stratégies utilisent-ils ?

L’enfant utilise une multiplicité de stratégie :

–          La violence

–          Le contournement

–          La séduction

–          Le désespoir

Comment se manifeste la violence ?

Violence par des gestes tout d’abord, mais aussi par des graffitis (cf. les plans qui montrent dans la profondeur de champs le mur griffonné)

Qu’est-ce que cela semble indiquer ?

Certainement un désir de défoulement face à ce qui se passe dans sa pauvre tête, cette effervescence, entre désir et frustration. Désir de rencontrer l’autre et de jouer avec lui et frustration de voir l’autre se moquer de lui.

Le contournement, c’est-à-dire ?

L’enfant tente une aventure, et il s’agit bien d’une tentative. Il faut pour lui employer les grands moyens : il décide de faire le garou-garou passe-muraille, traverser le miroir. Et comme cela se solde par un échec, il tente alors, soit de passer par en-dessous soir par au-dessous. Il cherche à contourner le miroir.

La séduction

Les sourires et les baisers, séduire pour faire craquer. S’il ne peut lui-même l’atteindre physiquement, c’est à l’autre de le rejoindre. Sans doute est-ce parfois la stratégie utilisée avec maman.

Le désespoir

Face à la résistance de l’autre et face à l’incompréhension, après avoir tout essayer, les grands moyens, la ruse, l’affectivité, après être passé par toute sorte de phases de l’enthousiasme à la frustration, c’est le désespoir qui prédomine désormais. Terrible est en effet pour lui cette résistance de l’autre et de cette réalité.

Quelques remarques sur cette séquence pour finir

–          On voit l’enfant avec ce désir de faire plier les autres et les choses à ses désirs. L’univers de l’enfant apparaît très égocentré.

–          A travers la glace sans tain, on voit les expressions les plus dures et les plus tragiques. L’enfant, bouche ouverte, le visage devenant tout rouge. Ses cris étouffés. Ces images rappellent le « Cri » de Munch. Et la musique renvoie à la solitude originelle de l’être humain, à l’angoisse de l’absence.

Svyato et son autre, ami ou rival ?

Enfin ! La libération : la reconnaissance de son image

Cette séquence montre le moment de la libération.

Mais à quoi peut-on voir que l’enfant a compris que l’autre, ce rival, est finalement lui, ou plutôt son image, son reflet ? En quoi peut-on dire que cette reconnaissance de l’image est certaine ?

L’autre n’est pas autre, ce n’est pas lui non plus, c’est son image en symétrie. Et la reconnaissance que l’autre n’est pas autre mais son image est certaine quand son père sort de l’ombre et valide les interrogations de l’enfant. L’énigme est levée, un savoir est élaboré. L’enfant d’ailleurs est apaisé, son image pacifiée semble lui plaire.

Svyato avec son papa. Son image plaît à Svyato

Qu’est-ce que ce processus nous donne à penser philosophiquement ? à développer

Très intéressant philosophiquement parlant : le passage de l’autre à son image et par le fait à sa posture de sujet.

Pour grandir et se constituer en tant que sujet autonome, il a eu besoin de l’autre (ici, l’autre du miroir, le miroir lui-même, du regard de l’autre, du langage qui l’identifie). Donc de la sociabilité. Il ne peut réaliser cela seul ; c’est une construction où l’interaction avec l’adulte est cruciale. Le miroir est à la fois l’objet et l’autre (réflexion à poursuivre et à approfondir).

« Aha Erlebnis ! » – « Ah c’est moi ! » Un moment décisif dans la construction de soi

Dans le cadre de notre enquête concernant la construction du sujet et pour accompagner la diffusion de « Svyato », film documentaire de Victor Kossakovski , proposons-nous de lire cet extrait des Ecrits de Jacques Lacan évoquant le stade du miroir, premier moment fondateur de l’identité subjective. 

Jacques Lacan (1901 – 1981), psychiatre de formation, il se consacrera à la psychanalyse freudienne. Mais en se heurtant à l’orthodoxie des post-freudiens, il fondera sa propre école. Ses principales œuvres s’intitulent Ecrits et les Autres Ecrits.

Jacques Lacan 1901 – 1981

« Peut-être y en a-t-il parmi vous qui se souviennent de l’aspect de comportement dont nous partons, éclairé par un fait de psychologie comparée : le petit de l’homme, à un âge où il est pour un temps court, mais encore pour un temps, dépassé en intelligence instrumentale par le chimpanzé, reconnaît pourtant déjà son image dans le miroir comme telle. Reconnaissance signalée par la mimique illuminative du Aha-Erlebnis (1), où pour Köhler (2) l’aperception situationnelle (3), temps essentiel de l’acte d’intelligence.

Cet acte, loin de s’épuiser comme chez le singe dans le contrôle une fois acquis de l’inanité de l’image, rebondit aussitôt chez l’enfant en une série de gestes où il éprouve ludiquement la relation des mouvements assumés de l’image à son environnement reflété, et de ce complexe virtuel à la réalité qu’il redouble, soit à son propre corps et aux personnes, voire aux objets, qui se tiennent à ses côtés.

Cet événement peut se produire, on le sait depuis Baldwin (4), depuis l’âge de six mois, et sa répétition a souvent arrêté notre méditation devant le spectacle saisissant d’un nourrisson devant le miroir, qui n’a pas encore la maîtrise de la marche, voire la sensation debout, mais qui, tout embrassé qu’il est par quelque soutien humain ou artificiel (ce que nous appelons en France un trotte-bébé), surmonte en un affairement jubilatoire les entraves de cet appui, pour suspendre son attitude en une position plus ou moins penchée, et ramener, pour fixer, un aspect instantané de l’image. (…)

File:Mirror baby.jpgIl suffit de comprendre le stade du miroir comme une identification au sens plein que l’analyse donne à ce terme : à savoir la transformation produite chez le sujet, quand il assume une image, – dont la prédestination à cet effet de phase est suffisamment indiquée par l’usage, dans la théorie, du terme antique d’imago.

L’assomption jubilatoire de son image spéculative par l’être encore plongé dans l’impuissance motrice et la dépendance du nourrissage qu’est le petit d’homme à ce stade infans (5), nous paraîtra dès lors manifester en une situation exemplaire la matrice symbolique où le je se précipite en une forme primordiale, avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre et que le langage ne lui restitue dans l’universel sa fonction de sujet. »

Jacques Lacan, Ecrits

Notes

(1) La mimique illuminative du Aha Erlebnis : Erlebnis désigne en allemand l’expérience vécue, donc, ici, il s’agit de l’expression de reconnaissance de soi de celui qui identifie son image dans le miroir comme venant de lui. « ah, c’est moi ! »

(2) Auteur de l’Intelligence chez les singes supérieurs (1930), Köhler était un psychologue allemand appartenant au courant de la théorie de la forme, la Gestalttheorie.

(3) L’aperception situationnelle est la prise de conscience de la situation.

(4) James Baldwin, (1861-1934) psychologue et théologien américain.

(5) Infans en latin désigne celui qui ne parle pas.

Un petit texte de Bergson pour se faire les dents

Devoir Maison n°1

PHILOSOPHIE

Etude de texte

Sujet : extrait de la conférence de 1911 de La Conscience et la Vie de Bergson, publié dans l’Energie spirituelle.

Cf. Anthologie p. 475 : «  Disons donc, si vous voulez, que la conscience est un trait d’union (…) Jusqu’où la conscience s’étend, en quel point elle s’arrête. »

Consignes

Il s’agira de proposer un devoir rédigé et structuré de la manière suivante :

Une introduction qui présente le texte ; un développement qui l’analyse dans le détail et une conclusion qui dresse le bilan de l’étude.

Rappel : Expliquer revient à préciser la position de l’auteur par rapport à un problème dont il est question dans le texte.

Il est nécessaire évidemment de procéder à un travail préparatoire aussi précis que possible. Celui-ci doit être opérant pour l’élaboration de la version définitive de l’étude. Vous garderez précieusement ce travail préparatoire pour la correction.

Camus. Une prise de conscience naît d’une révolte

Camus
Albert Camus 1913 – 1960

« Si confusément que ce soit, une prise de conscience naît du mouvement de révolte : la perception, soudain éclatante, qu’il y a dans l’homme quelque chose à quoi l’homme peut s’identifier, fût-ce pour un temps. Cette identification jusqu’ici n’était pas sentie réellement. Toutes les exactions antérieures au mouvement d’insurrection, l’esclave les souffrait. Souvent même, il avait reçu sans réagir des ordres plus révoltants que celui qui déclenche son refus. Il y apportait de la patience, les rejetant peut-être en lui-même, mais, puisqu’il se taisait, plus soucieux de son intérêt immédiat que conscient encore de son droit. Avec la perte de la patience, avec l’impatience, commence au contraire un mouvement qui peut s’étendre à tout ce qui, auparavant, était accepté. Cet élan est presque toujours rétroactif. L’esclave, à l’instant où il rejette l’ordre humiliant de son supérieur, rejette en même temps l’état d’esclave lui-même. Le mouvement de révolte le porte plus loin qu’il n’était dans le simple refus. Il dépasse même la limite qu’il fixait à son adversaire, demandant maintenant à être traité en égal. Ce qui était d’abord une résistance irréductible de l’homme devient l’homme tout entier qui s’identifie à elle et s’y résume. Cette part de lui-même qu’il voulait faire respecter, il la met alors au-dessus du reste et la proclame préférable à tout, même à la vie. Elle devient pour lui le bien suprême. »

Camus, L’Homme révolté

 

Kant. « Posséder le Je dans sa propre représentation »

Le texte de Kant ci-dessous, lu en cours, montre une voie par laquelle l’être humain devient un sujet. Ici, le sujet définit sa fonction d’une certaine manière en entretenant avec lui-même un rapport. Kant affirme que le sujet peut se concevoir comme unique et identique à lui-même. En effet, d’une part, nul ne peut être lui à sa place, et d’autre part, il ne devient pas quelqu’un d’autre. Pour bien comprendre l’extrait de l’Anthropologie du point de vue pragmatique, il faut prendre garde à la confusion qui prendrait l’acte de penser de la prise de conscience de soi avec les mots « je » ou « moi » pour se désigner soi-même.

Kant, le philosophe de Koenigsberg
Emmanuel Kant 1724 – 1804

« Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l’homme infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre. Par-là, il est une personne ; et grâce à l’unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, c’est-à-dire un être entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut disposer à sa guise ; et ceci, même lorsqu’il ne peut pas dire Je, car il l’a dans sa pensée; ainsi toutes les langues, lorsqu’elles parlent à la première personne, doivent penser ce Je, même si elles ne l’expriment pas par un mot particulier. Car cette faculté (de penser) est l’entendement. 

Il faut remarquer que l’enfant qui sait déjà parler assez correctement ne commence qu’assez tard (peut-être un an après) à dire Je ; avant, il parle de soi à la troisième personne (Charles veut manger, marcher, etc.) ; et il semble que pour lui une lumière vienne de se lever quand il commence à dire Je ; à partir de ce jour, il ne revient jamais à l’autre manière de parler. Auparavant il ne faisait que se sentir ; maintenant il se pense. »

Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, §1.

Eléments pour une analyse du texte de Kant

Comment l’homme devient-il sujet ?

Cet extrait de l’Anthropologie du point de vue pragmatique de Kant est une analyse de l’importance qu’a le pouvoir de dire « je » pour le sujet humain que nous propose ici Kant. En effet pour Kant ce pouvoir élève l’homme au dessus de tous les autres êtres vivants, il est à l’origine de la supériorité et de la dignité de l’homme, c’est par la conscience que l’homme devient un être moral, autrement dit un être capable de se penser lui-même et donc de s’interroger sur la nature et la valeur de ses actes.

En quoi consiste le pouvoir de se penser soi-même ?

Dans un premier temps (1°§) Kant affirme cette supériorité de l’homme sur les autres êtres vivants « Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l’homme infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre. ». Par ce pouvoir l’homme se constitue comme sujet pensant capable de se saisir soi-même par un retour sur soi de la pensée. « Posséder le Je dans sa représentation », cette expression désigne la capacité qu’a l’homme de se penser lui-même, de se constituer à la fois comme sujet et comme objet de ses propres pensées, littéralement de se rendre présent à lui-même.

La question à laquelle nous devons maintenant répondre est donc maintenant celle de savoir pourquoi, selon Kant « ce pouvoir élève l’homme infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre » ? Kant nous dit que c’est par ce pouvoir que l’homme devient « une personne », ce terme ne peut en effet désigner que l’homme, dans la mesure où il définit un être morale qui tire sa moralité du fait qu’il reste le même quels que soient les changements qu’il puisse subir au cours de son existence. Être une personne, cela signifie former une unité au-delà de la diversité des états psychologiques du sujet, c’est être un sujet conscient et un, sujet qui reste le même dans le temps du fait même de cette conscience.

« Grâce à l’unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne » L’homme est donc un être qui, parce qu’il est en mesure de se penser lui-même, reste toujours lui-même, quoiqu’il fasse ou qu’il pense, c’est pourquoi l’on considérera d’ailleurs qu’il est toujours responsable des actes qu’il a commis, même si ceux-ci sont passés et se sont produits à une époque durant laquelle le sujet se trouvait dans des conditions matérielles et psychologiques différentes ; peut-être ne le jugera-t-on pas de la même façon, mais il sera toujours considéré comme étant en mesure de répondre de ses actes (ce qui est d’ailleurs le sens littéral de la notion de responsabilité).

Cette unité de la personne humaine résultant de la conscience de soi, explique que Kant puisse affirmer de l’homme qu’il est : « un être entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut disposer à sa guise ». En effet, l’homme n’est ni une chose, ni un animal, c’est un être vivant, mais qui, à la différence de l’animal, possède une dignité, c’est-à-dire qu’il ne se satisfait simplement de la seule satisfaction des besoins que lui impose la nature, il se doit de donner un sens et une valeur à son existence en poursuivant d’autres buts, en cherchant à réaliser des valeurs morales qui lui sont dictées par sa raison (générosité, courage, justice) et qu’il doit respecter lorsqu’il agit en étant le seul sujet de ses actions.

Certes, tous les hommes n’agissent pas conformément à ces valeurs, peut-être même sommes nous le plus souvent tentés d’agir en nous laissant dominer par nos intérêts égoïstes plutôt que par le respect des devoirs que nous dicte notre conscience ; mais n’est-ce pas précisément notre conscience qui nous donne la possibilité de faire le choix de résister à ces tentations, qui nous donne la liberté d’agir moralement ou non ? Et c’est précisément de cette liberté et des choix qu’elle rend possible que naît notre mérite qui fait notre dignité, ou au contraire si nous nous laissons dominer par des impulsions irrationnelles et déraisonnables, elle nous rend fautifs face à l’humanité qui est en nous et que nous n’avons pas respectée.

C’est la raison pour laquelle l’homme n’est pas une chose « comme le sont les animaux sans raison, dont on peut disposer à sa guise », c’est parce que la conscience lui donne ce pouvoir de dire je, cette capacité de se penser soi-même qui fait de lui un être libre et responsable et non un simple objet mû par les lois de la mécanique et la puissance aveugle de l’instinct, que l’homme est une personne, un sujet moral.

Cette capacité, tout homme la possède nous dit Kant, « et ceci, même lorsqu’il ne peut pas dire Je, car il l’a dans sa pensée; ainsi toutes les langues, lorsqu’elles parlent à la première personne, doivent penser ce Je, même si elles ne l’expriment pas par un mot particulier. Car cette faculté (de penser) est l’entendement. »

Certaines langues peuvent ne pas utiliser un terme particulier pour dire je (lorsque par exemple la conjugaison permet de désigner l’auteur de l’action sans qu’il soit nécessaire d’adjoindre au verbe un pronom personnel), cependant le simple fait de pouvoir parler à la première personne est la preuve même que ce que nous appelons le «je» est présent dans l’esprit de tout homme.

« Car cette faculté (de penser) est l’entendement. », ce pouvoir désigne en effet la capacité qu’a l’homme de penser et de se penser et le mot «je» n’est qu’un terme commode pour désigner cette capacité. Cette capacité, bien qu’inscrite dans la nature de l’homme, n’apparaît pas spontanément dès sa naissance, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’enfant même lorsqu’il commence à parler n’est pas en mesure de s’exprimer à la première personne.

Genèse et naissance de la conscience de soi

Le pouvoir que possède le sujet humain de se penser lui-même n’existe initialement que sous forme de potentialité, il est présent en germe dans l’esprit de l’enfant et ne s’éveille que grâce aux stimulations du monde extérieur, c’est pourquoi : « l’enfant qui sait déjà parler assez correctement ne commence qu’assez tard (peut-être un an après) à dire Je »

En effet, comme le fait remarquer Kant, « avant, il parle de soi à la troisième personne (Charles veut manger, marcher, etc.) », autrement dit, même lorsqu’il sait parler, il ne se perçoit tout d’abord que comme un objet, cela signifie d’ailleurs que le fait de dire «je» ne provient pas seulement d’un progrès dans la maîtrise du langage, mais également d’un progrès sur le plan existentiel et psychologique.

Cette acquisition plutôt tardive (cet événement apparaît généralement vers l’âge de trois ans), se manifeste comme une sorte d’éveil du sujet à lui-même, éveil qui le fait entrer dans un univers nouveau duquel il ne pourra plus sortir, dans le mesure où il fait un saut qualitatif irréversible en ce qui concerne la perception qu’il a de lui-même et de sa place dans le monde.

« Et il semble que pour lui une lumière vienne de se lever quand il commence à dire Je; à partir de ce jour, il ne revient jamais à l’autre manière de parler. » Ce passage à la conscience de soi est donc décisif dans la mesure où l’enfant devient réellement humain, il accède ainsi à une perception de soi qui n’est plus immédiate et simplement sensible, mais qui se situe au niveau supérieur de la représentation par la pensée. Ainsi le sujet peut prendre une distance suffisante par rapport à lui-même afin de juger de la portée de ses actes et de ses pensées, ce qui fait de lui un sujet moral, ce qui définit son humanité.

La conscience de soi comme la condition de la liberté et donc de la dignité morale de la personne humaine

Pour conclure, disons que l’intérêt de ce texte est donc de montrer en quoi la conscience de soi est pour l’homme la condition de sa liberté et donc de sa dignité morale, « Posséder le Je dans sa représentation » c’est pouvoir se penser soi-même, prendre un recul par rapport à soi qui donne à l’homme la capacité de choisir, et ce pouvoir de choix fait que nous sommes nécessairement responsables de nos actes, que nous sommes en mesure d’échapper au déterminisme naturel pour poursuivre des fins dont seul l’homme peut reconnaître la valeur.