Etre objectif pour un sujet, est-ce possible ?

Réflexion qui s’est tenue dans le cadre de cours sur l’homme comme sujet. Après avoir montrer qu’être sujet » est l’une des caractéristiques les plus importantes de l’homme, au point qu’il s’agit pour lui, dans un certain nombre de circonstances, de se battre pour revendiquer son statut de sujet ou pour se le faire reconnaître par autrui, force est de reconnaître que cette chère subjectivité, comme affirmation du moi pensant, percevant et agissant, peut s’avérer être un obstacle pour le sujet cherchant la connaissance. Toute la question est de savoir comment la connaissance objective est-elle possible ? et à quelles conditions le sujet peut parvenir à être objectif.

Nous avons d’un côté que le sujet doit liquider tout ce qui s’interfère entre lui et l’objet par un effort critique et d’un autre il doit faire communauté avec ceux qui sont comme lui chercheur de connaissances par le dialogue véritable. La critique et le dialogue font nécessairement partie de la méthode permettant de faire aboutir la recherche de connaissances objectives. Mais cela ne nous dit pas précisément comment le sujet peut parvenir à être objectif, c’est-à-dire comment il peut vraiment parvenir à critiquer les interférences entre l’objet et lui en ne les prenant pas pour des vérités et dialoguer avec les autres sujets sans chercher à imposer son point de vue.

Sujet égocentrique
Schéma représentant le sujet égocentrique. Cours Hervé Moine © 2013

Spontanément nous avons tendance à penser le monde tel que nous le ressentons. Mais sommes-nous certains qu’il s’agit bien là d’une connaissance objective ?

Objectivement, le ciel n’est pas bleu mais je le vois bleu, le bruit n’est pas trop fort mais ce que j’entends me gêne, il ne fait pas chaud, ni froid d’ailleurs, mais j’ai la sensation d’avoir froid ou chaud, ce sac n’est pas lourd mais il l’est certainement pour mes petites forces.

Pour parvenir à une connaissance objective du monde, je dois me décentrer, afin de quitter mon point de vue égocentrique, qui est un point de vue individuel et particulier, pour un point de vue « épistémique », pour reprendre le terme de Jean Piaget, qui est un point de vue plus général.

Sujet épistémique
C’est grâce à un détour et à un recours à des instruments de mesure et de calcul que l’on peut viser une connaissance objective. Cours Hervé Moine © 2013

Le recours à des instruments de mesure et d’observation rend possible la connaissance objective, puisque je cesse de me contenter de mes propres perceptions ou sensations pour saisir le monde. J’adopte un point de vue qui est commun à tous les sujets, puisque ce que chacun pourra saisir les même données offert par l’instrument.

chaud ou froid ?
Difficile de s’accorder si chacun se croit le centre de référence. Cours Hervé Moine © 2013

« Il convient dès l’abord de distinguer le sujet individuel, centré sur ses organes des sens ou sur l’action propre, donc le « moi » ou sujet égocentrique source de déformation ou illusions possibles de nature « subjective » en ce premier sens du terme ; et le sujet décentré qui coordonne ses actions entre elles et avec celles d’autrui, qui mesure qui calcule et déduit de façon vérifiable par chacun et dont les activités épistémiques sont communes à tous les sujets.

Jean Piaget, Epistémologie des Sciences de l’Homme, 1970

thermomètre 25°

Alors fait-il froid ou fait-il chaud ? On peut ne pas s’accorder, chacun se fondant sur son impression. Pour certains, il fait chaud alors que pour d’autres il fait froid. Et s’il ne s’agit pas de remettre en cause la vérité du ressenti de chacun, force est de constater que cette divergence de sensation est la preuve manifeste qu’on est loin de la connaissance objective. Sans compter que l’on ne sait pas comment l’autre a froid ou chaud. Alors objectivement, fait-il froid ou chaud ?

Le recours à un thermomètre va mettre tout le monde d’accord. Certes l’accord ne s’établit par sur la sensation vécue de chaleur ou de froideur mais il s’agit d’un accord des esprits. Ceux-ci ne peuvent s’accorder que sur des données chiffrées offert par l’instrument, si bien qu’on admettra qu’il ne fait ni chaud ni froid mais qu’il fait 25°C indiqué par la hauteur de la colonne de mercure. La connaissance objective a pour condition la décentration du sujet, celle-ci d’une part neutralisant la subjectivité et d’autre part et par la même rendant possible l’objet de connaissance indépendant des sujets ayant pour finalité la connaissance.

connaissance objective
Les esprits s’accordent par le recours à un instrument de mesure. Cours Hervé Moine © 2013

En outre, on remarquera que le monde du sujet égocentrique est un monde qualitatif et l’on ne s’étonnera pas qu’il ne s’agit pas là d’une connaissance objective alors que celui du sujet épistémique est un monde où les qualités sensibles sont transformées en quantité, en données mesurables.

La connaissance scientifique a pour condition première, outre le fait de vouloir connaître vraiment, cette décentration du sujet.

Notre question était de savoir s’il est possible d’être objectif pour un sujet, la réponse est qu’il faut opérer une nécessaire décentration de soi. Ce n’est qu’à cette condition qu’il se méfiera des interférences entre l’objet à connaître et lui et qu’il pourra dialoguer avec les autres sujets sans chercher à imposer son point de vue.

Piaget. La nécessaire décentration du sujet

Jean Piaget
Jean Piaget 1896 – 1980

« Certes, quand la physique travaille sur des objets à notre échelle courante d’observations, on peut considérer son objet comme relativement indépendant du sujet. Il est vrai que cet objet n’est alors connu que grâce à des perceptions, qui comportent un aspect subjectif, et grâce à des calculs ou à une structuration métrique ou logico-mathématique, qui relèvent eux aussi d’activités du sujet. Mais il convient dès l’abord de distinguer le sujet individuel, centré sur ses organes des sens ou sur l’action propre, donc le « moi » ou sujet égocentrique source de déformations ou illusions possibles de nature « subjective » en ce premier sens du terme ; et le sujet décentré qui coordonne ses actions entre elles et avec celles d’autrui, qui mesure, calcule et déduit de façon vérifiable par chacun et dont les activités épistémiques sont donc communes à tous les sujets (…). Or, toute l’histoire de la physique est celle d’une décentralisation qui a réduit au minimum les déformations dues au sujet égocentrique pour la subordonner au maximum aux lois du sujet épistémique, ce qui revient à dire que l’objectivité est devenue possible et que l’objet a été rendu relativement indépendant des sujets. »

Piaget, Epistémologie des Sciences de l’homme

 

Husserl. La philosophie comme « affaire personnelle »

Husserl 1859-1938
Edmund Husserl 1859 – 1938

« Quiconque veut vraiment devenir philosophe devra « une fois dans sa vie » se replier sur soi-même et, au-dedans de soi, tenter de renverser toutes les sciences admises jusqu’ici et tenter de les reconstruire. La philosophie – la sagesse – est en quelque sorte une affaire personnelle du philosophe. Elle doit se constituer en tant que sienne, être sa sagesse, son savoir qui, bien qu’il tende vers l’universel, soit acquis par lui et qu’il doit pouvoir justifier dès l’origine et à chacune de ses étapes, en s’appuyant sur ses intuitions absolues. Du moment que j’ai pris la décision de tendre vers cette fin, décision qui seule peut m’amener à la vie et au développement philosophiques, j’ai donc par là même fait le vœu de pauvreté en matière de connaissance. »

Husserl, Méditations cartésiennes, Introduction, 1929

 

TL. Comment l’âme en vient-elle à recevoir des idées ?

Texte illustrant le cours sur la perception

Ci-dessous un texte du chef de fil de la philosophie empiriste, fameux texte dans lequel il affirme l’âme à l’origine comme une table rase, « tabula rasa » en latin. Dans le cadre de notre cours, cet extrait est particulièrement intéressant dans le sens où il répond à notre question de savoir comment faut-il penser l’articulation entre perception et jugement. Selon, Locke, la perception, manière de sentir et manière d’accompagner de jugements nos sensations, est à l’origine de nos idées. 
John Locke 1632-1704
John Locke 1632-1704

« Supposons donc qu’au commencement l’âme est ce qu’on appelle une table rase, vide de tous caractères, sans aucune idée, quelle qu’elle soit. Comment vient-elle à recevoir des idées ? Par quel moyen en acquiert-elle cette prodigieuse quantité que l’imagination de l’homme, toujours agissante et sans bornes, lui présente avec une variété presque infinie ? D’où puise-t-elle tous ces matériaux qui sont comme le fond de tous ses raisonnements et de toutes ses connaissances ? A cela je réponds en un mot, de l’expérience : c’est là le fondement de toutes nos connaissances, et c’est de là qu’elles tirent leur première origine. Les observations que nous faisons sur les objets extérieurs et sensibles, ou sur les opérations intérieures de notre âme, que nous apercevons et sur lesquelles nous réfléchissons nous-mêmes, fournissent à notre esprit les matériaux de toutes ses pensées. Ce sont là les deux sources d’où découlent toutes les idées que nous avons, ou que nous pouvons avoir naturellement. »

John Locke, Essai sur l’entendement