Sujet : Invoquer l’inconscient nous rend-il irresponsables ?
Vous pourrez vous aider des textes suivants : Voir Anthologie à partir de la p.446 => Sigmund Freud, « Une difficulté de psychanalyse », in L’Inquiétante étrangeté et autres essais ; Reprendre les textes vus en cours sur Freud. Voir Anthologie à partir de la p.528 => Sartre, L’existentialisme est un humanisme, 1945. En particulier la p.531 ; Les 2 textes ci-dessous du philosophe Alain, Eléments de philosophie :
« L’inconscient est une méprise sur le Moi, c’est une idolâtrie du corps. On a peur de son inconscient ; là se trouve logée la faute capitale. Un autre Moi me conduit qui me connaît et que je connais mal. L’hérédité est un fantôme du même genre. « Voilà mon père qui se réveille ; voilà celui qui me conduit. Je suis par lui possédé ». Tel est le texte des affreux remords de l’enfance ; de l’enfance, qui ne peut porter ce fardeau ; de l’enfance, qui ne peut jurer ni promettre ; de l’enfance, qui n’a pas foi en soi, mais au contraire terreur de soi. On s’amuse à faire le fou. Tel est ce jeu dans dangereux. On voit que toute l’erreur ici consiste à gonfler un terme technique, qui n’est qu’un genre de folie. La vertu de l’enfance est une simplicité qui fuit de telles pensées, qui se fie à l’ange gardien, à l’esprit du père ; le génie de l’enfance, c’est de se fier à l’esprit du père par une piété rétrospective, « Qu’aurait-il fait le père ? Qu’aurait-il dit ? » Telle est la prière de l’enfance. Encore faut-il apprendre à ne pas trop croire à cette hérédité, qui est un type d’idée creuse; c’est croire qu’une même vie va recommencer. Au contraire, vertu, c’est se dépouiller de cette vie prétendue, c’est partir de zéro. « Rien ne m’engage »; « Rien ne me force ». « Je pense donc je suis. » Cette démarche est un recommencement. Je veux ce que je pense, et rien de plus. La plus ancienne forme d’idolâtrie, nous la tenons ici; c’est le culte de l’ancêtre, mais non purifié par l’amour. « Ce qu’il méritait d’être, moi je le serai ». Telle est la piété filiale. En somme, il n’y a pas d’inconvénient à employer couramment le terme d’inconscient ; c’est un abrégé du mécanisme. Mais, si on le grossit, alors commence l’erreur ; et, bien pis, c’est une faute. »
« Il y a de la difficulté sur le terme d’inconscient. Le principal est de comprendre comment la psychologie a imaginé ce personnage mythologique. Il est clair que le mécanisme échappe à la conscience, et lui fournit des résultats (par exemple, j’ai peur) sans aucune notion des causes. En ce sens la nature humaine est inconsciente autant que l’instinct animal et par les mêmes causes. On ne dit point que l’instinct est inconscient. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a point de conscience animale devant laquelle l’instinct produise ses effets. L’inconscient est un effet de contraste dans la conscience. (…) En fait l’homme s’habitue à avoir un corps et des instincts. Le psychiatre contrarie cette heureuse disposition ; il invente le monstre ; il le révèle à celui qui en est habité. Le freudisme, si fameux, est un art d’inventer en chaque homme un animal redoutable, d’après des signes tout à fait ordinaires ; les rêves sont de tels signes ; les hommes ont toujours interprété leurs rêves, d’où un symbolisme facile. Freud se plaisait à montrer que ce symbolisme facile nous trompe et que nos symboles sont toujours ce qu’il y a d’indirect. Les choses du sexe échappent évidemment à la volonté et à la prévision ; ce sont des crimes de soi, auxquels on assiste. On devine par-là que ce genre d’instinct offrait une riche interprétation. L’homme est obscur à lui-même ; cela est à savoir. Seulement il faut éviter ici plusieurs erreurs que fonde le terme d’inconscient. La plus grave de ces erreurs est de croire que l’inconscient est un autre Moi ; un Moi qui a ses préjugés, ses passions et ses ruses ; une sorte de mauvais ange, diabolique conseiller. »
« Chacune de nos perceptions s’accompagne de la conscience que la réalité humaine est « dévoilante », c’est-à-dire que par elle « il y a » de l’être, ou encore que l’homme est le moyen par lequel les choses se manifestent ; c’est notre présence au monde qui multiplie les relations, c’est nous qui mettons en rapport cet arbre avec ce coin de ciel ; grâce à nous, cette étoile, morte depuis des millénaires, ce quartier de lune et ce fleuve sombre se dévoilent dans l’unité d’un paysage ; c’est la vitesse de notre auto, de notre avion qui organise les grandes masses terrestres ; à chacun de nos actes le monde nous révèle un regard neuf.
Mais si nous savons que nous sommes les détecteurs de l’être, nous savons aussi que nous n’en sommes pas les producteurs. Ce paysage, si nous nous en détournons, croupira sans témoins dans sa permanence obscure. Du moins croupira-t-il : il n’y a personne d’assez fou pour croire qu’il va s’anéantir. C’est nous qui nous anéantirons et la terre demeurera dans sa léthargie jusqu’à ce qu’une autre conscience vienne l’éveiller. Ainsi, à notre certitude intérieure d’être « dévoilants » s’adjoint celle d’être inessentiels par rapport à la chose dévoilée.
Un des principaux motifs de la création artistique est certainement le besoin de nous sentir essentiels par rapport au monde. »
Sartre, « Qu’est-ce que la littérature ? » Situations II
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Bon courage !
Voici quelques éléments pour vous aider dans votre travail
Rappel de l’objectif : lire le texte pour le comprendre, le comprendre pour l’expliquer, l’expliquer pour le faire comprendre.
Faire le travail préparatoire dans les règles. C’est essentiel, ce travail détermine ce qui sera la version définitive de votre étude de texte.
N’oubliez pas notamment d’établir le plan du texte, en distinguant les idées, les arguments et les exemples et en insistant bien sur sa progression logique. Et vous pouvez ensuite, à partir de là, dire quelle est la thèse de l’auteur. Et formuler à quel problème philosophique celle-ci répond. A partir de là, on devra prendre soin de dégager les arguments.
Pour expliquer le texte, il conviendra de se demander ce que veut dire Sartre quand il affirme que « (…) la conscience de la réalité humaine est dévoilante » ? Comment comprendre le sens de ce dévoilement ? Pour ce faire, il conviendra de rechercher les différents sens du terme « dévoiler ». Et pour chaque sens, demandez-vous s’il est pertinent par rapport au texte, s’il permet de rendre sa vérité au texte. Pour cela, on pourra confronter les sens différents trouvés avec le texte et de se demander s’ils en permettent une lecture cohérente.
« A chacun de nos actes le monde nous révèle un regard neuf ». Comment comprendre cette affirmation de Sartre ? Veut-il dire qu’il y a autant d’apparences du monde que de points de vue, et donc qu’il n’y a que des façons de voir subjectives ? Ou bien alors que la réalité objective du monde n’est rien d’autre que la somme de ces façons de voir le monde ? Prenez des exemples ; comparez par exemple le regard du peintre sur un paysage, celui du géologue, celui de l’agriculteur, celui du promeneur. Vous pouvez bien sûr prendre vos propres exemples.
« La vitesse de notre auto, de notre avion… » : le travail de la conscience peut-il être indépendant d’un contexte matériel, technique, historique ?
« A notre certitude intérieure d’être « dévoilants » s’adjoint celle d’être inessentiels par rapport à la chose dévoilée. » Comment concilier ces deux aspects, apparemment contradictoires ? Que serait le monde s’il n’y avait pas de conscience humaine pour le révéler ? Faut-il comprendre que dévoiler le monde c’est le faire exister ?
Si la conscience dévoile le monde, en retour quelle est l’action du monde sur la conscience ? Que révèle le monde à l’homme ?
Mais quel est le rapport à l’art (cf. fin du texte) avec l’idée de Sartre ? Quelle est cette vérité de l’art dont il est question ?
Conseils pour la rédaction de l’étude
Quand votre travail préparatoire est terminé, il faudra procéder à la rédaction de la version définitive de l’étude de texte.
Il va de soi que vous rendrez une copie avec une introduction qui présente le texte, un développement structuré suivant l’ordre du texte et une conclusion qui dresse le bilan de l’étude.
La présentation s’aidera du thème, de la question, de la position avec une citation significative et le procédé d’argumentation.
L’analyse devra être aussi précise que possible et si vous discutez les idées de l’auteur prenez bien garde d’avoir bien compris ses idées et de ne pas évoquer contre elles de simples opinions. En outre, on devra être en mesure de bien distinguer ce qui ressort de l’analyse du texte de l’évaluation critique.
Le bilan fait le point sur toute l’étude et sur les enjeux et l’intérêt philosophiques du texte.
Prenez soin d’écrire clairement et simplement en utilisant du vocabulaire approprié et conformément aux règles de la langue. Autrement dit l’expression sera prise en compte dans l’évaluation.
Dans le cadre de notre enquête concernant la construction du sujet et pour accompagner la diffusion de « Svyato », film documentaire de Victor Kossakovski , proposons-nous de lire cet extrait des Ecrits de Jacques Lacan évoquant le stade du miroir, premier moment fondateur de l’identité subjective.
Jacques Lacan (1901 – 1981), psychiatre de formation, il se consacrera à la psychanalyse freudienne. Mais en se heurtant à l’orthodoxie des post-freudiens, il fondera sa propre école. Ses principales œuvres s’intitulent Ecrits et les Autres Ecrits.
« Peut-être y en a-t-il parmi vous qui se souviennent de l’aspect de comportement dont nous partons, éclairé par un fait de psychologie comparée : le petit de l’homme, à un âge où il est pour un temps court, mais encore pour un temps, dépassé en intelligence instrumentale par le chimpanzé, reconnaît pourtant déjà son image dans le miroir comme telle. Reconnaissance signalée par la mimique illuminative du Aha-Erlebnis (1), où pour Köhler (2) l’aperception situationnelle (3), temps essentiel de l’acte d’intelligence.
Cet acte, loin de s’épuiser comme chez le singe dans le contrôle une fois acquis de l’inanité de l’image, rebondit aussitôt chez l’enfant en une série de gestes où il éprouve ludiquement la relation des mouvements assumés de l’image à son environnement reflété, et de ce complexe virtuel à la réalité qu’il redouble, soit à son propre corps et aux personnes, voire aux objets, qui se tiennent à ses côtés.
Cet événement peut se produire, on le sait depuis Baldwin (4), depuis l’âge de six mois, et sa répétition a souvent arrêté notre méditation devant le spectacle saisissant d’un nourrisson devant le miroir, qui n’a pas encore la maîtrise de la marche, voire la sensation debout, mais qui, tout embrassé qu’il est par quelque soutien humain ou artificiel (ce que nous appelons en France un trotte-bébé), surmonte en un affairement jubilatoire les entraves de cet appui, pour suspendre son attitude en une position plus ou moins penchée, et ramener, pour fixer, un aspect instantané de l’image. (…)
Il suffit de comprendre le stade du miroir comme une identification au sens plein que l’analyse donne à ce terme : à savoir la transformation produite chez le sujet, quand il assume une image, – dont la prédestination à cet effet de phase est suffisamment indiquée par l’usage, dans la théorie, du terme antique d’imago.
L’assomption jubilatoire de son image spéculative par l’être encore plongé dans l’impuissance motrice et la dépendance du nourrissage qu’est le petit d’homme à ce stade infans (5), nous paraîtra dès lors manifester en une situation exemplaire la matrice symbolique où le je se précipite en une forme primordiale, avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre et que le langage ne lui restitue dans l’universel sa fonction de sujet. »
Jacques Lacan, Ecrits
Notes
(1) La mimique illuminative du Aha Erlebnis : Erlebnis désigne en allemand l’expérience vécue, donc, ici, il s’agit de l’expression de reconnaissance de soi de celui qui identifie son image dans le miroir comme venant de lui. « ah, c’est moi ! »
(2) Auteur de l’Intelligence chez les singes supérieurs (1930), Köhler était un psychologue allemand appartenant au courant de la théorie de la forme, la Gestalttheorie.
(3) L’aperception situationnelle est la prise de conscience de la situation.
(4) James Baldwin, (1861-1934) psychologue et théologien américain.
(5) Infans en latin désigne celui qui ne parle pas.
Sujet : extrait de la conférence de 1911 de La Conscience et la Vie de Bergson, publié dans l’Energie spirituelle.
Cf. Anthologie p. 475 : « Disons donc, si vous voulez, que la conscience est un trait d’union (…) Jusqu’où la conscience s’étend, en quel point elle s’arrête. »
Consignes
Il s’agira de proposer un devoir rédigé et structuré de la manière suivante :
Une introduction qui présente le texte ; un développement qui l’analyse dans le détail et une conclusion qui dresse le bilan de l’étude.
Rappel : Expliquer revient à préciser la position de l’auteur par rapport à un problème dont il est question dans le texte.
Il est nécessaire évidemment de procéder à un travail préparatoire aussi précis que possible. Celui-ci doit être opérant pour l’élaboration de la version définitive de l’étude. Vous garderez précieusement ce travail préparatoire pour la correction.
« Certes, quand la physique travaille sur des objets à notre échelle courante d’observations, on peut considérer son objet comme relativement indépendant du sujet. Il est vrai que cet objet n’est alors connu que grâce à des perceptions, qui comportent un aspect subjectif, et grâce à des calculs ou à une structuration métrique ou logico-mathématique, qui relèvent eux aussi d’activités du sujet. Mais il convient dès l’abord de distinguer le sujet individuel, centré sur ses organes des sens ou sur l’action propre, donc le « moi » ou sujet égocentrique source de déformations ou illusions possibles de nature « subjective » en ce premier sens du terme ; et le sujet décentré qui coordonne ses actions entre elles et avec celles d’autrui, qui mesure, calcule et déduit de façon vérifiable par chacun et dont les activités épistémiques sont donc communes à tous les sujets (…). Or, toute l’histoire de la physique est celle d’une décentralisation qui a réduit au minimum les déformations dues au sujet égocentrique pour la subordonner au maximum aux lois du sujet épistémique, ce qui revient à dire que l’objectivité est devenue possible et que l’objet a été rendu relativement indépendant des sujets. »
« Si confusément que ce soit, une prise de conscience naît du mouvement de révolte : la perception, soudain éclatante, qu’il y a dans l’homme quelque chose à quoi l’homme peut s’identifier, fût-ce pour un temps. Cette identification jusqu’ici n’était pas sentie réellement. Toutes les exactions antérieures au mouvement d’insurrection, l’esclave les souffrait. Souvent même, il avait reçu sans réagir des ordres plus révoltants que celui qui déclenche son refus. Il y apportait de la patience, les rejetant peut-être en lui-même, mais, puisqu’il se taisait, plus soucieux de son intérêt immédiat que conscient encore de son droit. Avec la perte de la patience, avec l’impatience, commence au contraire un mouvement qui peut s’étendre à tout ce qui, auparavant, était accepté. Cet élan est presque toujours rétroactif. L’esclave, à l’instant où il rejette l’ordre humiliant de son supérieur, rejette en même temps l’état d’esclave lui-même. Le mouvement de révolte le porte plus loin qu’il n’était dans le simple refus. Il dépasse même la limite qu’il fixait à son adversaire, demandant maintenant à être traité en égal. Ce qui était d’abord une résistance irréductible de l’homme devient l’homme tout entier qui s’identifie à elle et s’y résume. Cette part de lui-même qu’il voulait faire respecter, il la met alors au-dessus du reste et la proclame préférable à tout, même à la vie. Elle devient pour lui le bien suprême. »
« L’universalité du besoin d’art ne tient pas à autre chose qu’au fait que l’homme est un être pensant et doué de conscience. En tant que doué de conscience, l’homme doit se placer en face de ce qu’il est, de ce qu’il est d’une façon générale, et en faire un objet pour soi. Les choses de la nature se contentent d’être, elles sont simples, ne sont qu’une fois, mais l’homme, en tant que conscience, se dédouble : il est une fois, mais il est pour lui-même. Il chasse devant lui ce qu’il est ; il se contemple, se représente lui-même. Il faut donc chercher le besoin général qui provoque une œuvre d’art dans la pensée de l’homme, puisque l’œuvre d’art est un moyen à l’aide duquel l’homme extériorise ce qu’il est.
Cette conscience de lui-même, l’homme l’acquiert de deux manières : théoriquement, en prenant conscience de ce qu’il est intérieurement, de tous les mouvements de son âme, de toutes les nuances de ses sentiments, en cherchant à se représenter à lui-même, tel qu’il se découvre par la pensée, et à se reconnaître dans cette représentation qu’il offre à ses propres yeux. Mais l’homme est également engagé dans des rapports pratiques avec le monde extérieur, et de ces rapports naît également le besoin de transformer ce monde, comme lui-même, dans la mesure où il en fait partie, en lui imprimant son cachet personnel. Et il le fait, pour encore se reconnaître lui-même dans la forme des choses, pour jouir de lui-même comme d’une réalité extérieure. On saisit déjà cette tendance dans les premières impulsions de l’enfant : il veut voir des choses dont il soit lui-même l’auteur, et s’il lance des pierres dans l’eau, c’est pour voir ces cercles qui se forment et qui sont son œuvre dans laquelle il retrouve comme un reflet de lui-même. Ceci s’observe dans de multiples occasions et sous les formes les plus diverses, jusqu’à cette sorte de reproduction de soi-même qu’est une œuvre d’art. »
Le texte de Kant ci-dessous, lu en cours, montre une voie par laquelle l’être humain devient un sujet. Ici, le sujet définit sa fonction d’une certaine manière en entretenant avec lui-même un rapport. Kant affirme que le sujet peut se concevoir comme unique et identique à lui-même. En effet, d’une part, nul ne peut être lui à sa place, et d’autre part, il ne devient pas quelqu’un d’autre. Pour bien comprendre l’extrait de l’Anthropologie du point de vue pragmatique, il faut prendre garde à la confusion qui prendrait l’acte de penser de la prise de conscience de soi avec les mots « je » ou « moi » pour se désigner soi-même.
« Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l’homme infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre. Par-là, il est une personne ; et grâce à l’unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, c’est-à-dire un être entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut disposer à sa guise ; et ceci, même lorsqu’il ne peut pas dire Je, car il l’a dans sa pensée; ainsi toutes les langues, lorsqu’elles parlent à la première personne, doivent penser ce Je, même si elles ne l’expriment pas par un mot particulier. Car cette faculté (de penser) est l’entendement.
Il faut remarquer que l’enfant qui sait déjà parler assez correctement ne commence qu’assez tard (peut-être un an après) à dire Je ; avant, il parle de soi à la troisième personne (Charles veut manger, marcher, etc.) ; et il semble que pour lui une lumière vienne de se lever quand il commence à dire Je ; à partir de ce jour, il ne revient jamais à l’autre manière de parler. Auparavant il ne faisait que se sentir ; maintenant il se pense. »
Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, §1.
Eléments pour une analyse du texte de Kant
Comment l’homme devient-il sujet ?
Cet extrait de l’Anthropologie du point de vue pragmatique de Kant est une analyse de l’importance qu’a le pouvoir de dire « je » pour le sujet humain que nous propose ici Kant. En effet pour Kant ce pouvoir élève l’homme au dessus de tous les autres êtres vivants, il est à l’origine de la supériorité et de la dignité de l’homme, c’est par la conscience que l’homme devient un être moral, autrement dit un être capable de se penser lui-même et donc de s’interroger sur la nature et la valeur de ses actes.
En quoi consiste le pouvoir de se penser soi-même ?
Dans un premier temps (1°§) Kant affirme cette supériorité de l’homme sur les autres êtres vivants « Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l’homme infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre. ». Par ce pouvoir l’homme se constitue comme sujet pensant capable de se saisir soi-même par un retour sur soi de la pensée. « Posséder le Je dans sa représentation », cette expression désigne la capacité qu’a l’homme de se penser lui-même, de se constituer à la fois comme sujet et comme objet de ses propres pensées, littéralement de se rendre présent à lui-même.
La question à laquelle nous devons maintenant répondre est donc maintenant celle de savoir pourquoi, selon Kant « ce pouvoir élève l’homme infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre » ? Kant nous dit que c’est par ce pouvoir que l’homme devient « une personne », ce terme ne peut en effet désigner que l’homme, dans la mesure où il définit un être morale qui tire sa moralité du fait qu’il reste le même quels que soient les changements qu’il puisse subir au cours de son existence. Être une personne, cela signifie former une unité au-delà de la diversité des états psychologiques du sujet, c’est être un sujet conscient et un, sujet qui reste le même dans le temps du fait même de cette conscience.
« Grâce à l’unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne » L’homme est donc un être qui, parce qu’il est en mesure de se penser lui-même, reste toujours lui-même, quoiqu’il fasse ou qu’il pense, c’est pourquoi l’on considérera d’ailleurs qu’il est toujours responsable des actes qu’il a commis, même si ceux-ci sont passés et se sont produits à une époque durant laquelle le sujet se trouvait dans des conditions matérielles et psychologiques différentes ; peut-être ne le jugera-t-on pas de la même façon, mais il sera toujours considéré comme étant en mesure de répondre de ses actes (ce qui est d’ailleurs le sens littéral de la notion de responsabilité).
Cette unité de la personne humaine résultant de la conscience de soi, explique que Kant puisse affirmer de l’homme qu’il est : « un être entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut disposer à sa guise ». En effet, l’homme n’est ni une chose, ni un animal, c’est un être vivant, mais qui, à la différence de l’animal, possède une dignité, c’est-à-dire qu’il ne se satisfait simplement de la seule satisfaction des besoins que lui impose la nature, il se doit de donner un sens et une valeur à son existence en poursuivant d’autres buts, en cherchant à réaliser des valeurs morales qui lui sont dictées par sa raison (générosité, courage, justice) et qu’il doit respecter lorsqu’il agit en étant le seul sujet de ses actions.
Certes, tous les hommes n’agissent pas conformément à ces valeurs, peut-être même sommes nous le plus souvent tentés d’agir en nous laissant dominer par nos intérêts égoïstes plutôt que par le respect des devoirs que nous dicte notre conscience ; mais n’est-ce pas précisément notre conscience qui nous donne la possibilité de faire le choix de résister à ces tentations, qui nous donne la liberté d’agir moralement ou non ? Et c’est précisément de cette liberté et des choix qu’elle rend possible que naît notre mérite qui fait notre dignité, ou au contraire si nous nous laissons dominer par des impulsions irrationnelles et déraisonnables, elle nous rend fautifs face à l’humanité qui est en nous et que nous n’avons pas respectée.
C’est la raison pour laquelle l’homme n’est pas une chose « comme le sont les animaux sans raison, dont on peut disposer à sa guise », c’est parce que la conscience lui donne ce pouvoir de dire je, cette capacité de se penser soi-même qui fait de lui un être libre et responsable et non un simple objet mû par les lois de la mécanique et la puissance aveugle de l’instinct, que l’homme est une personne, un sujet moral.
Cette capacité, tout homme la possède nous dit Kant, « et ceci, même lorsqu’il ne peut pas dire Je, car il l’a dans sa pensée; ainsi toutes les langues, lorsqu’elles parlent à la première personne, doivent penser ce Je, même si elles ne l’expriment pas par un mot particulier. Car cette faculté (de penser) est l’entendement. »
Certaines langues peuvent ne pas utiliser un terme particulier pour dire je (lorsque par exemple la conjugaison permet de désigner l’auteur de l’action sans qu’il soit nécessaire d’adjoindre au verbe un pronom personnel), cependant le simple fait de pouvoir parler à la première personne est la preuve même que ce que nous appelons le «je» est présent dans l’esprit de tout homme.
« Car cette faculté (de penser) est l’entendement. », ce pouvoir désigne en effet la capacité qu’a l’homme de penser et de se penser et le mot «je» n’est qu’un terme commode pour désigner cette capacité. Cette capacité, bien qu’inscrite dans la nature de l’homme, n’apparaît pas spontanément dès sa naissance, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’enfant même lorsqu’il commence à parler n’est pas en mesure de s’exprimer à la première personne.
Genèse et naissance de la conscience de soi
Le pouvoir que possède le sujet humain de se penser lui-même n’existe initialement que sous forme de potentialité, il est présent en germe dans l’esprit de l’enfant et ne s’éveille que grâce aux stimulations du monde extérieur, c’est pourquoi : « l’enfant qui sait déjà parler assez correctement ne commence qu’assez tard (peut-être un an après) à dire Je »
En effet, comme le fait remarquer Kant, « avant, il parle de soi à la troisième personne (Charles veut manger, marcher, etc.) », autrement dit, même lorsqu’il sait parler, il ne se perçoit tout d’abord que comme un objet, cela signifie d’ailleurs que le fait de dire «je» ne provient pas seulement d’un progrès dans la maîtrise du langage, mais également d’un progrès sur le plan existentiel et psychologique.
Cette acquisition plutôt tardive (cet événement apparaît généralement vers l’âge de trois ans), se manifeste comme une sorte d’éveil du sujet à lui-même, éveil qui le fait entrer dans un univers nouveau duquel il ne pourra plus sortir, dans le mesure où il fait un saut qualitatif irréversible en ce qui concerne la perception qu’il a de lui-même et de sa place dans le monde.
« Et il semble que pour lui une lumière vienne de se lever quand il commence à dire Je; à partir de ce jour, il ne revient jamais à l’autre manière de parler. » Ce passage à la conscience de soi est donc décisif dans la mesure où l’enfant devient réellement humain, il accède ainsi à une perception de soi qui n’est plus immédiate et simplement sensible, mais qui se situe au niveau supérieur de la représentation par la pensée. Ainsi le sujet peut prendre une distance suffisante par rapport à lui-même afin de juger de la portée de ses actes et de ses pensées, ce qui fait de lui un sujet moral, ce qui définit son humanité.
La conscience de soi comme la condition de la liberté et donc de la dignité morale de la personne humaine
Pour conclure, disons que l’intérêt de ce texte est donc de montrer en quoi la conscience de soi est pour l’homme la condition de sa liberté et donc de sa dignité morale, « Posséder le Je dans sa représentation » c’est pouvoir se penser soi-même, prendre un recul par rapport à soi qui donne à l’homme la capacité de choisir, et ce pouvoir de choix fait que nous sommes nécessairement responsables de nos actes, que nous sommes en mesure d’échapper au déterminisme naturel pour poursuivre des fins dont seul l’homme peut reconnaître la valeur.
« Penser, c’est dire non. Remarquez que le signe du oui est d’un homme qui s’endort ; au contraire le réveil secoue la tête et dit non. Non à quoi ? Au monde, au tyran, au prêcheur ? Ce n’est que l’apparence. En tous ces cas-là, c’est à elle-même que la pensée dit non. Elle rompt l’heureux acquiescement. Elle se sépare d’elle-même. Elle combat contre elle-même. Il n’y a pas au monde d’autre combat. Ce qui fait que le monde me trompe par ses perspectives, ses brouillards, ses chocs détournés, c’est que je consens, c’est que je ne cherche pas autre chose. Et ce qui fait que le tyran est maître de moi, c’est que je respecte au lieu d’examiner. Même une doctrine vraie, elle tombe au faux par cette somnolence. C’est par croire que les hommes sont esclaves. Réfléchir, c’est nier ce que l’on croit. Qui croit ne sait même plus ce qu’il croit. Qui se contente de sa pensée ne pense plus rien. »
Alain, Propos sur les pouvoirs, « L’homme devant l’apparence », 1924
« Quiconque veut vraiment devenir philosophe devra « une fois dans sa vie » se replier sur soi-même et, au-dedans de soi, tenter de renverser toutes les sciences admises jusqu’ici et tenter de les reconstruire. La philosophie – la sagesse – est en quelque sorte une affaire personnelle du philosophe. Elle doit se constituer en tant que sienne, être sa sagesse, son savoir qui, bien qu’il tende vers l’universel, soit acquis par lui et qu’il doit pouvoir justifier dès l’origine et à chacune de ses étapes, en s’appuyant sur ses intuitions absolues. Du moment que j’ai pris la décision de tendre vers cette fin, décision qui seule peut m’amener à la vie et au développement philosophiques, j’ai donc par là même fait le vœu de pauvreté en matière de connaissance. »