Le corps du philosophe

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Jean-Luc Nancy, philosophe

Jean-Luc Nancy

Jean-Luc Nancy, philosophe reconnu au niveau national et international, vit et enseigne à Strasbourg depuis plus de trente ans. Il a subi à l’hôpital civil de Strasbourg une transplantation cardiaque, dont il a parlé pour la première fois dans un livre intitulé « L’intrus ».
En partant de l’expérience de sa greffe d’un coeur, Jean- Luc Nancy nous parle du rapport au corps dans notre société, thème qui est au centre de sa réflexion philosophique.

Le corps du philosophe

C’est un film sur « le corps et la pensée » à la rencontre desquelles nous allons en nous approchant du corps et de la pensée du philosophe Jean-Luc Nancy. Ce philosophe français de 60 ans a subi une greffe du cœur, il y a de cela neuf ans. Depuis, il vit, passe ses examens médicaux, bricole, écrit, abat des arbres, enseigne avec ce cœur de l’autre.

Sa situation tout à fait singulière de penseur (il pense le corps) et d’homme ayant affronté une telle épreuve (il pense le corps à partir de son corps greffé) nous confronte différemment à un philosophe et à la philosophie. Pour les gens, un philosophe est avant tout une tête, un cerveau, un esprit et peut-être une âme. Ici, c’est un corps qui pense.

Extrait du film

 

Générique

  • Auteur-Réalisateur : Marc Grün
  • Production / Diffusion : Le Meilleur des mondes, France 3 Alsace, TV 10 Angers
  • Participation : Région Alsace, CNC, Communauté urbaine de Strasbourg (CUS), Procirep, CNL (Centre national du livre)
  • Organisme(s) détenteur(s) ou dépositaire(s) : Le Meilleur des mondes, BPI (Bibliothèque publique d’information)

 

Jean-Luc Nancy : Un entretien sur le corps

Propos recueillis par Emanuel Alloa
http://www.atopia.tk:80/index.php?option=com_content&task=view&id=41&Itemid=53&lang=fr

Jean-Luc Nancy, vous êtes – à maints égards – un survivant…

« A maints égards » dites-vous… J’ai envie de devenir aussitôt questionneur : comment l’entendez-vous ? Mais vous me préciserez cela plus tard. J’essaie d’abord de vous comprendre, ou de vous deviner. Survivant, à coup sûr je le suis au sens où je serais mort en 1991 s’il n’avait pas été possible de me greffer un cœur. Ce qui veut dire ou bien que dix ans plus tôt je serais mort, ou bien que sans un greffon disponible à temps je serais mort (il me restait, lorsqu’on m’a greffé, environ six mois à vivre). En 1997 aussi j’aurais pu mourir du lymphome provoqué par le traitement de la greffe (c’est un des effets possibles, heureusement assez rare, de la ciclosporine, laquelle comme vous le savez empêche le rejet du greffon… ambivalence du pharmakon !), si un traitement en partie nouveau n’avait été alors en train d’être mis à l’essai.

Mais en vous répondant ainsi, outre que je m’interroge toujours sur votre « maints », j’en viens à me dire que ces deux formes de « survie » sont après tout très banales : qui ne pourrait dire : « à tel moment, si telle circonstance ne l’avait évité, j’aurais pu, ou dû, mourir » ? par exemple quelqu’un qui n’est pas allé, parce qu’il était souffrant, au World Trade Center lors du « 11 septembre » ; ou qui avait annulé un voyage en Indonésie lors du tsunami ; ou bien qui a réchappé à une maladie très grave. Par exemple, en ce moment même, un habitant de la Réunion, exposé au Chikunguya (j’ai un ami qui revient juste de là-bas). Ainsi je peux vous dire qu’à l’âge de 15 ans j’aurais pu mourir en mer, tombé d’un petit bateau renversé par une tempête, mais de la côte on est venu nous chercher (j’étais avec mon père). Mais quoi encore ? On m’a souvent raconté que je suis né étranglé par mon cordon ombilical et qu’il avait fallu me dégager et me faire reprendre ma respiration – déjà perdue à peine trouvée ! J’imagine que plus d’un nouveau-né est mort de manière analogue…

Alors, que veut dire « survivre » ? La vie n’est-elle pas toujours une échappée à la mort ? Et cette échappée à la mort – qui en même temps ne cesse d’aller vers la mort, bien sûr – qu’est-elle sinon la vie même – c’est-à-dire non pas le grand mouvement de tout le vivant du monde, végétal et animal, qui pour sa part intègre en lui la mort des individus, toutes les morts, de la plus précoce à la plus tardive, mais au contraire le tout petit, le mince mouvement singulier d’un « quelque un » qui glisse de manière fortuite sa « propre » vie au sein de et en marge de ce grand vivant ? Ce « quelque un », ce « un quelconque » dans la fortuité de son échappée singulière, toujours côtoyée par la grande « vie-mort » de l’ensemble, ne vit pas au même sens : il sur-vit, c’est-à-dire qu’il est toujours en échappée, en frôlement d’inexistence, en contingence, et que, en même temps, il est au-delà de la grande vie du tout. Il est dans la « survie » au sens que Derrida donnait à ce mot : plus que la vie. Mais ce « plus » est un « moins » : moins que la Vie comme entretien de soi et auto-affection, mais plus qu’elle comme exposition à la chance, à la fortuité de l’exister…

Avec cela, je n’ai pas encore sans doute deviné tous les « égards » auxquels vous pensiez…

Au fond, si je vous comprends bien, il faudrait entendre ce double « à » dans toute survie. « Survivre à », c’est à la fois un a quo et un ad quem, un « depuis » et un « vers ». Cela me rappelle un conte persan de cet homme de la ville de Shiraz qui, apprenant que la mort viendrait le chercher le lendemain, attelle son cheval pour s’éloigner au plus vite de Shiraz. Le soir, épuisé, il arrive aux portes d’Ispahan où se tient la mort qui affiche son étonnement : « Mais que fais-tu donc déjà ici ? Je ne t’attendais que demain… » Vous évoquez quelque chose de semblable dans la nouvelle postface à L’Intrus. Le temps qui passe serait à la fois ce qui vous éloigne et qui vous rapproche de ce à quoi vous, ce à quoi nous survivons.

Oui. Mais vous m’aviez annoncé une deuxième question, et je ne la discerne pas dans votre réponse, dont je trouve en revanche qu’elle développe très bien une pensée qui vous appartient. Peut-être pourrais-je seulement ajouter ceci : la mort, on la rencontre inévitablement, et la fuir ne fait qu’y mener, mais là encore sur le mode de l’imprévisible. Or cette imprévisibilité, qui est aussi la raison pour laquelle nous ne pouvons pas croire à notre mort, et qui demeure ce qu’elle est alors même que tous les signes concrets peuvent être rassemblés pour un pronostic proche (je ne parle pas ici de moi, mais de personnes que je connais ou que j’ai connues) et que même un médecin ne peut se prononcer qu’à une échéance extrêmement brève, cette imprévisibilité que seule peut annuler l’administration d’une substance léthale – et dans ce cas, qu’en est-il de l’ « anticipation », de la « prévision » ? qu’est-ce qui est en vérité « prévu » ? que voit-on venir ? – cette imprévisibilité, donc, est aussi ce qui forme la « survie » ad quem selon votre expression (ou ad quod , car il est remarquable que, lapsus ou non, vous ayez employé un masculin et non un neutre…). Comme je ne peux pas aller « vers la mort », je vais « vers » autre chose, tout en sachant que la vie va vers la mort. En moi un autre que le vivant, et que le vivant-sachant, va vers… quoi ? (ou qui ? – pour reprendre votre masculin, qui pourrait aussi être un féminin !) Peut-être pourrait-on dire que ce « survivant » va vers… la survie elle-même : si celle-ci est « plus que la vie », elle est le non-rapport à soi, la ni-conservation-ni-transformation de soi, la sortie de soi vers une absoluité hors espace et hors temps – cette eternitas dont Spinoza dit que nous nous sentons pourvus, que c’est même là notre experientia…

« Survie » dès lors m’apparaît aussi un terme risqué, pouvant glisser vers une « super-vie », une vie d’au-delà, bref un retour insidieux vers une croyance religieuse. (Assurément, il faudrait aussi bien réinterpréter ce genre de croyance, l’arracher à la représentation d’une « seconde » ou « nouvelle » vie. Mais laissons cela pour le moment.) Il faudrait dire « autre que la vie », précisément au lieu d’une « autre vie ». Or l’autre que la vie, c’est la mort… Il s’agit de penser la mort ou plutôt dans la mort cet autre que la vie qui est lui-même autre que la cessation de la vie, l’extinction et la disparition d’un « soi ». Et donc la sortie de ce soi hors de soi.

Ce que l’expérience de l’ « intrus » apporte pourrait être ce sentiment que cet « autre » qui n’est pas un contraire, pas une négation, bien qu’autre absolu, s’est déjà de manière sensible introduit en moi. Toutefois, il ne s’agit pas de dire que je rencontrerais cet autre dans la mort. Précisément non, car par sa nature d’autre il n’est pas rencontrable. La mort imprévisible et inconnaissable, inappropriable, signifie ceci : l’altérité de cet autre…

De cet autre qui est « moi hors de moi », ou encore qui est le hors au milieu de moi, l’ouvrant, m’ouvrant au dehors aussi bien qu’à la vérité de « moi », mais vérité en tant qu’inappropriable. Cela revient à dire différemment ce que dit Heidegger de la « plus propre possibilité »» du Dasein comme impossibilité de vivre sa mort. Cela reste sans doute indépassable – sauf sur ce point, que « le plus propre », ici, est précisément impropre et dépropriant, et que le qualifier de « plus propre » induit la tentation d’une sorte de surappropriation insidieuse, sur un mode héroïque en particulier. Nous n’évitons pas de rêver, de souhaiter une mort héroïque, ou bien souveraine, c’est-à-dire ne reculant pas devant la mort (pour reprendre le mot de Hegel sur « das Leben des Geistes »).

Il faut donc bien, contre ce rêve, laisser la mort à son office imprévisible, et nous-mêmes à notre faiblesse, à notre peur, à notre inconscience pour finir. (C’est le modèle de la conscience qui nous taraude…) Il faut en revanche « survivre » à chaque instant : toujours se rapporter à l’autre-que-la-vie et à l’autre-que-soi. Se confier ainsi aux autres, aussi, au sens des autres concrets déterminés qui sont la réalité de l’ »autre » absolu. Non seulement les autres hommes, leurs pensées de nous, notre place dans leurs vies, mais les autres étants jusqu’à la terre où nous « retournerons », au pulvis in quem reverteris

Oui, aller vers… la poussière autant que vers l’absolu, aller vers la poussière de l’absolu…

Je souhaiterais reprendre votre expression du ‘hors au milieu de moi ». Dans « L’Intrus », cet incomparable témoignage autographique (mais ne vaudrait-il pas mieux dire xénographique ?) vous indiquez que l’intrus n’est pas tant celui qui pénètre dans le propre que celui qui, en tant qu’intrus, s’y loge déjà. Son opération consisterait alors moins en une intrusion qu’en ce que vous nommez une « extrusion » ouvrante. Il me semble apercevoir dans votre œuvre une attention récurrente à la question de l’ « ouvrage ». Quel lien y a-t-il entre votre réflexion sur le désoeuvrement et cette ouverture de l’extrusion ?

« Hors au milieu de moi », oui : précisions que le seul « dehors » qui en soit vraiment un n’est jamais celui qu’on voit par sa fenêtre, qui n’est « dehors » que par différence avec le « dedans ». Le vrai dehors n’est pas un autre dedans que ce dedans-ci : il est au cœur (c’est le cas de le dire !) du dedans. Le modèle ici pour moi serait la phrase de Wittgenstein : « Le sens du monde est hors du monde. » Comme cette phrase n’est pas celle de quelqu’un qui croirait à un autre monde transcendant au nôtre, à un « arrière-monde » pour parler comme Nietzsche, elle ne peut pas signifier autre chose que ceci : le sens du monde est « dans » le monde un « hors ». C’est-à-dire une ouverture, une béance qu’on peut comprendre comme blessure ou comme voie d’accès – d’entrée et de sortie – ou encore comme bouche, oreille, narine, anus, sexe, œil. Vous pouvez imaginer sans peine comment chacune de ces ouvertures peut donner lieu à une ample variation sur la modalité propre de hors qu’elle évoque : le hors du souffle, celui du désir, celui de l’excrément, celui de la parole, celui des sensations de toutes sortes, et pour finir sous chacun de ces modes une modalisation du « sens », c’est-à-dire du renvoi de « moi » à de l’autre, à du « dehors ». Plus précisément, je dirais : à ce qui de l’autre est dehors ou fait dehors, c’est-à-dire non pas présence d’un autre devant moi (avec son propre « dedans ») mais non-fermeture, non-retour en soi, ni de l’autre, ni de moi.

Voilà ce qu’ouvre le hors : la non-clôture du dedans, sa déclosion. Ainsi, de même qu’en effet, puisque vous me le rappelez, j’ai pensé que l’ »intrus » en moi était moins l’organe greffé depuis le corps d’un autre que mon propre cœur se soustrayant à son service organique et s’ »extrudant » en quelque sorte de lui-même (d’autant que dans mon cas ce n’était pas l’effet d’une maladie, c’était congénital), de même mon cœur spirituel, si vous permettez cette expression, ou mon cœur ontologique, essentiel, voire mystique si vous préférez (au sens du « corps mystique ») est en moi ce qui s’ouvre et qui s’extrait de « moi », c’est-à-dire de ce retour-en-soi ou à-soi que le « moi » implique.

Nous sommes hors de nous, essentiellement. L’état qu’on désigne en français comme « être hors de soi » – l’exaspération de la colère, l’extrême irritation du désir, l’exaltation de la passion, l’enthousiasme de l’admiration, de l’ambition ou de l’adoration, tout cela qui « nous » sort de « nous-même » ouvre bel et bien un hors selon lequel nous ne revenons pas à nous, nous ne nous recouvrons pas nous-même ni ne nous retrouvons. Il ne s’agit pas d’invoquer une folie. Les modèles de la folie qui ont été prégnants naguère renvoyaient bien à quelque chose de ce que je dis – mais avec le défaut d’impliquer une altération du « soi » qui reste une altération de soi. Tandis que le hors qui nous ouvre et qui s’ouvre en nous ouvre notre « en », notre « en soi » à tout autre chose qui ne l’altère pas, qui le projette seulement loin, très loin, infiniment loin « au cœur » de lui-« même ».

Puisque vous ajoutez une question sur l’œuvre, l’ouvrage et le désoeuvrement, je dirais ceci : le désoeuvrement ouvre l’œuvre, il l’ouvre en son beau milieu. Il ne vient pas après elle, il vient en elle et par elle. C’est bien pour cette raison qu’une œuvre toujours ouvre au cœur de son « auteur » une béance par laquelle se montre que l’œuvre n’est pas « la sienne », qu’elle se crée d’elle-même – elle qui n’est pas un « même », elle qui n’est rien d’autre pour finir qu’une ouverture, un hors. Le jeu de mots avec « hors d’œuvre » est trop près pour être évité, mais il n’apporte rien. Car on n’est pas « hors d’oeuvre » : on est hors dans l’œuvre.

Plus une œuvre est grande, plus elle est béante et plus nous n’en finissons pas de plonger dans cette béance… Comment est-il possible de toujours relire Sophocle ? de toujours revoir Cézanne ? de toujours revoir Eisenstein ? de toujours réentendre Beethoven ? Ils sont toujours à nouveau des intrus, ils opèrent toujours à nouveau en nous des extrusions.

Jean-Luc Nancy, votre oeuvre philosophique est réputée pour être singulièrement dense, idiomatique, résistante. Je serais tenté de dire « somatique ». Jacques Derrida – dont la présence fait aujourd’hui amèrement défaut ( le pancréas ne se greffe pas, comme vous le rappeliez) – disait de votre « Corpus » qu’il était le De anima de notre temps. Le corps n’y est cependant pas qu’un objet de pensée ni encore une prothèse au sens que lui donnait Derrida, il pénètre dans l’écriture elle-même. Par quelle nécessité votre écriture philosophique s’est-elle muée et exposée à ce corps, étranger de la philosophie ?

Votre question touche sans doute à plusieurs thèmes ou motifs conjoints. D’une part elle touche au motif, cher à Derrida précisément, du caractère déterminant du « ton » dans une « philosophie ». Je ne saurais à l’improviste, sans recherche spéciale, vous citer une phrase de lui à ce sujet, mais il aimait dire qu’une pensée, ou une philosophie, est peut-être avant tout un ton, une tonalité, on pourrait dire encore une voix (c’est-à-dire aussi bien une écriture, soit dit en passant et pour re-marquer ce salut à Derrida). Peut-être peut-on ajouter, puisque j’ai dit « une pensée ou une philosophie », que c’est dans cette accentuation du ton, dans cette mise en évidence du mode, que commence la différence entre « pensée » et « philosophie », si l’on veut entendre que la seconde a pour référence un ordre donné du discours conceptuel (dont les exemples privilégiés seraient Kant ou Husserl), tandis que la première n’aurait pas de référence de cet ordre et relèverait d’un travail du concept qui le fait vibrer et résonner plus qu’il ne l’enchaîne dans les « longues chaînes de raisons ». Les exemples seraient alors Lucrèce ou Heidegger. Mais nous savons bien que cette distribution des exemples s’avère vite trop sommaire… Chaque penseur oscille entre le discours et le timbre, ou bien comme dit Bergson entre les images qu’il trouve à composer et l’intuition muette qui l’aimante – ce que je reformulerais en disant que le « mutisme » de cette intuition (unique pour chacun, dit-il) est précisément ce qui parle dans la voix, le ton. Mais cela veut dire aussi qu’en fin de compte toutes les philosophies parlent de quelques mêmes « choses », vérités ou sens. Peut-être d’une seule pour finir : notre présence/absence, notre corps/esprit. Une seule et même chose, un seul et même écart à nous-mêmes qui nous constitue et que des pensées modulent indéfiniment.

D’autre part votre question touche à un motif de « notre temps ». Qu’est-ce qu’une pensée « de notre temps » ? Une qui se sait à la fois reprendre tout au même point de commencement que toute autre – celle d’Aristote, de Descartes ou de Heidegger – et qui sait aussi que ce même point de départ comporte aujourd’hui une donnée propre : qu’il n’y a pas d’objet. Il n’y a plus d’objets de pensée, il n’y a plus de pensée sur ou à propos d’objets. Il y a une pesée (j’aime rapporter pensée à pesée, selon l’étymologie bien que sans étymologisme) qui est la pesée sur nous d’un monde dépourvu d’échappée (de transcendance, de sens, de raison suffisante, etc.). Notre situation est celle d’une métaphysique qui ne se subordonne plus la physique mais sur laquelle au contraire la physique pèse. La physique ou bien le physique pèse : la matière, le corps, l’être-là-donné et sans dehors de l’univers. Sans dehors, ou bien révélant le dehors comme véritable absolu dehors – c’est-à-dire tel qu’on n’y pénètre pas et donc on ne s’y échappe pas. Un dehors pareil à ce que serait celui d’une maison dont portes et fenêtres ouvriraient sur des parois de béton ou des épaisseurs de terre collées aux vitres comme y est à l’ordinaire collé l’air de l’extérieur avec les images de la rue ou des champs, du ciel et des oiseaux… Une maison qui donc n’ouvrirait pas mais pour laquelle cette inouverture exercerait précisément la pesée de la pensée.

Voilà pourquoi « le corps » et voilà pourquoi « le corps » pris comme destinataire plutôt que comme objet d’écriture. Lorsqu’un jour pour la première fois on m’a demandé de parler du corps, j’ai tout de suite reconnu cette exigence : ne pas parler de lui mais lui parler et parler à même lui ou le laisser parler. D’emblée « ceci est mon corps », la vieille formule eucharistique du christianisme, m’est apparu comme la parole même de la parole, la porteuse de l’adresse qui ouvre toute parole (ou pensée) : d’abord ceci, ici, qui s’ouvre et qui parle, qui parlant se désigne comme le point solide de l’émission. Emission de sens qui n’est elle-même qu’une modalité à côté de ces autres que sont la jouissance ou la douleur, le cri de la naissance ou le souffle de la mort. Emission, exposition : cela qui part de plus avant que moi et va loin en avant, plus loin, si loin que le sens se perd, la voix cesse de résonner, le corps reste vibrant et vide. Jouissant, souffrant, parlant, taisant…

Est-ce aussi « étranger à la philosophie » que vous le dites ? Je voudrais mieux y réfléchir. Est-ce que tout n’a pas commencé par et comme un corps exposé : Socrate se grattant la jambe dans sa prison – et l’amant du Phèdre dont le désir hérisse furieusement les plumes ?… Je veux dire : l’exposition du corps, c’est-à-dire l’exposition tout court, l’être-exposé en tant qu’être, absolument, c’est la philosophie, c’est-à-dire que c’est le départ des dieux et avec eux le départ de l’être-posé ou de l’être-imposé, si on veut essayer de le dire ainsi.

Au fond, le corps n’a jamais été abaissé, refoulé ou dénié dans la philosophie qu’à la mesure même de l’exposition qu’il s’apparaissait être dès lors que le monde n’était plus habité de dieux. Le corps, c’est le dehors même : le « dedans » en tant que dehors. Je disais « maison ouverte sur du béton », je pourrais dire : le corps, âme ouverte sur la matière, c’est-à-dire sur le hors-de-quoi. Ame hors de soi, et ainsi âme, oui ! « Corps » est la pesée de l’âme sur nous, aujourd’hui.

C’est pourquoi je dirais que « corps » n’est pas aussi étranger à la philosophie qu’on le pense : « corps » est l’étrangeté que la philosophie nomme parce qu’elle la découvre, et elle la découvre parce qu’en effet le monde devient étranger à lui-même. C’est ce qu’on nomme « Occident »… Cela ouvre aussi bien à l’abaissement et à la réjection du corps qu’à l’exaltation de la puissance du corps. D’une manière ou de l’autre, cela introduit une étrangeté foncière à nous-mêmes, une étrangeté du monde à lui-même. Nous avons nommé cela corps/esprit, matière/idée, extériorité/intériorité… En réalité, il s’agit de l’écart du même au même, et ainsi tantôt du rejet de l’un par l’autre, tantôt de l’élan extatique de l’un vers l’autre… L’étrangeté n’est autre que cette étrangeté à nous, en nous. C’est notre tourment aussi bien tragique qu’érotique.

 

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