Dans un précédent article, nous évoquions « Le Prix lycéen du livre de philosophie » qui avait rendu son verdict en récompensant Revivre de Frédéric Worms pour Revivre. Place maintenant, à la prochaine édition, celle qui va nous intéresser.
Trois ouvrages ont été sélectionnés et seront soumis à nos comités de lecture. Il s’agit de :
• La privation de l’intime de Michaël Fœssel
• Courir de Guillaume Le Blanc
• Philosophie des jeux vidéos Mathieu Triclot
Plusieurs exemplaires de chacun de ces trois ouvrages sont d’ores et déjà commandés par le lycée et nous pourrons dès la rentrée prochaine nous lancer dans l’aventure, une aventure de lecture, d’échanges et de partage et pourquoi pas d’écriture. Si vous en avez la possibilité et le désir vous pouvez vous les procurer et vous lancer dans une lecture de vacances. Pour ma part, et sans vouloir influencer déjà quiconque, j’en ai déjà lu un, c’est celui de Guillaume Le Blanc qui m’a permis de réunir mes deux passions celle de la philosophie et de la course à pied.
Livres sélectionnés pour l’édition 2016/2017
Michaël Fœssel, La privation de l’intime, Éditions du Seuil.
Depuis quelques années, les politiques se sont décidés à nous entretenir d’eux-mêmes, en partie pour ne plus avoir à parler de nous. De quoi ces mises en scène de l’intime sont-elles le symptôme ? Ce livre montre que la « pipolisation » n’affecte pas seulement la politique, mais l’intime lui-même qui se trouve dévalué d’être ainsi donné à voir. L’intime désigne l’ensemble des liens qui n’existent que pour autant qu’ils sont soustraits au regard social et à son jugement. Ces liens sont le support d’expériences qui, contrairement à ce que l’on dit le plus souvent, entretiennent un rapport avec la démocratie.
La privation de l’intime est d’abord sa « privatisation », c’est-à-dire sa confusion avec les propriétés du Moi. L’intime n’est pas le privé parce qu’il renvoie à des liens affectifs, amoureux, désirants où le sujet prend le risque de se perdre.
On découvrira que la préservation de l’intime est aussi une manière de ne pas rabattre la démocratie sur une société de propriétaires. Michaël Fœssel interroge les ambivalences de la modernité libérale qui invente l’intime et l’identifie presque aussitôt avec le privé. De là des questions inattendues : la démocratie doit-elle être sensible pour demeurer démocratique ? L’intime peut-il figurer au rang d’idéal commun ? Dans quelle mesure l’amour est-il un sentiment politique ?
Guillaume Le Blanc, Courir, Éditions Champs-Flammarion.
Les philosophes ne traitent jamais de la course à pied ; déjà les Grecs faisaient l’éloge de la tortue marcheuse, mais disqualifiaient le vaillant Achille, pris dans la folie de ses enjambées… L’auteur, coureur de fond lui-même, s’oppose ici à cette tradition : en autant de textes qu’il y a de kilomètres au marathon, il va à la rencontre des millions de joggers qui ignorent parfois leur propre sagesse. Il brosse pour cela de nombreux portraits, de Guy Drut aux fuyards des sociétés modernes, en passant par les marathoniens de New York ou d’Amsterdam. Il montre que la course permet de tester les philosophies (si l’on démarre kantien, on finit toujours spinoziste…). Il la ressaisit enfin comme une expérience du temps, et révèle sa vraie nature : la course est l’épreuve d’un pouvoir intérieur.
Mathieu Triclot, Philosophie des jeux vidéos, Éditions Zones.
Vous êtes face à un jeu vidéo. Vous pressez les bonnes touches, vous déplacez la souris, vous appuyez en cadence sur les boutons du pad. Qu’est-ce qui se produit alors ? Quel est cet état si particulier, à la limite du vertige et de l’hallucination, face à l’écran et à la machine ? L’expérience ne ressemble à aucune autre : pas plus à l’état filmique des salles obscures qu’à l’état livresque de la lecture.
De « Space Invaders » à la 3D, depuis les premiers hackers qui programmaient la nuit sur les ordinateurs géants d’universités américaines jusqu’à la console de salon, en passant par la salle d’arcade des années 1970, ce qui s’est à chaque fois inventé, au fil de l’histoire des jeux vidéo, ce sont de nouvelles liaisons à la machine, de nouveaux régimes d’expérience, de nouvelles manières de jouir de l’écran. On aurait tort de négliger ce petit objet. Sous des dehors de gadget méprisable, il concentre en fait les logiques les plus puissantes du capitalisme informationnel. Et ceci parce qu’il tient ensemble, comme aucune autre forme culturelle ne sait le faire, désir, marchandise et information. Les jeux vidéo exhibent la marchandise parfaite du capitalisme contemporain, celle dont la consommation s’accomplit intégralement et sans résidu sous la forme d’une expérience ; une expérience-marchandise branchée en plein cœur de la mise en nombres du monde.
À l’âge de la « gamification généralisée », où le management rêve d’un « engagement total » mesuré par une batterie d’indicateurs, les jeux vidéo fournissent aussi un nouveau modèle pour l’organisation du travail, où l’aliénation s’évanouirait enfin dans le fun.
Certes cette année scolaire n’est pas encore terminée, mais rien n’empêche de penser à la rentrée prochaine en proposant déjà des projets. Et si les élèves du Lycée de Pointe-Noire participaient à la prochaine édition du Prix lycéen du livre de philosophie.
La version 2016 a vu l’ouvrage de Frédéric WORMS l’emporter avec Revivre.
Ne venez surtout pas me parler de dons naturels, de talents innés ! On peut citer dans tous les domaines de grands hommes qui étaient peu doués. Mais la grandeur leur est venue, ils se sont faits « génies » (comme on dit), grâce à certaines qualités dont personne n’aime à trahir l’absence quand il en est conscient ; ils possédaient tous cette solide conscience artisanale qui commence par apprendre à parfaire les parties avant de se risquer à un grand travail d’ensemble ; ils prenaient leur temps parce qu’ils trouvaient plus de plaisir à la bonne facture du détail, de l’accessoire, qu’à l’effet produit par un tout éblouissant. Il est facile, par exemple, d’indiquer à quelqu’un la recette pour devenir bon nouvelliste, mais l’exécution en suppose des qualités sur lesquelles on passe en général en disant : « je n’ai pas assez de talent ». Que l’on fasse donc cent projets de nouvelles et davantage, aucun ne dépassant deux pages, mais d’une précision telle que chaque mot y soit nécessaire ; que l’on note chaque jour quelques anecdotes jusqu’à savoir en trouver la forme la plus saisissante, la plus efficace, que l’on ne se lasse pas de collectionner et de brosser des caractères et des types d’humanité, que l’on ne manque surtout pas la moindre occasion de raconter et d’écouter raconter, l’oeil et l’oreille attentifs à l’effet produit sur les autres, que l’on voyage comme un paysagiste, comme un dessinateur de costumes, que l’on extraie d’une science après l’autre tout ce qui, bien exposé, produit un effet d’art, que l’on réfléchisse enfin aux motifs des actions humaines, ne dédaigne aucune indication qui puisse en instruire, et soit jour et nuit à collectionner les choses de ce genre. On laissera passer une bonne dizaine d’années en multipliant ces exercices, et ce que l’on créera alors en atelier pourra se montrer aussi au grand jour de la rue.
Vendredi, vous êtes allés chercher vos manuels scolaires qui vont vous accompagner tout au long de l’année tant pour les cours en classe que pour les travaux à la maison. Cette anthologie intitulée « Lire les philosophes », conçue par Gérard Chomienne comme une véritable petite bibliothèque, sera l’un des moyens privilégié pour entrer en philosophie. Cette anthologie, particulièrement adapté au programme de philosophie des Terminales générales, avec une liste enrichie d’auteurs et de textes, est une véritable petite bible de références qui peut mener votre réflexion sur les pas des grands philosophes, ces guides de la pensée que l’histoire a gardé, pour apprendre à philosopher et bien vous préparer aux épreuves de philosophie du baccalauréat.
Que cette anthologie d’auteurs et de textes puisse vous encourager à la lecture des philosophes et vous permettre d’emprunter un itinéraire à travers les méandres de la pensée.
Des approches historique et notionnelle qui permettent de mieux comprendre les évolutions de la pensée philosophique et des textes proposés, autant que possibles, en version intégrale ;
Une liste de notions expliquées, qui renvoie aux textes et aux auteurs ;
Chaque oeuvre est précédée d’une courte introduction et accompagnée de notes expliquant les difficultés lexicales.
Proposition d’exercice : Si vous parcourez cette anthologie, vous pourrez remarquez que l’ordre qui préside à la présentation des oeuvres proposées est chronologique, découpé de la manière suivante :
I. La philosophie antique et médiévale
II. La philosophie du monde moderne
III. La philosophie du monde contemporain
Je vous propose de lire les textes qui inaugurent chacune de ces périodes ainsi que leur présentation, à savoir :
I. pages 17 à 21 : Présentation de la philosophie antique et médiévale :
1) Extrait d’Histoire de la philosophie occidentale de Bertrand Russell
2) Les premiers penseurs grecs et l’étude rationnelle de la nature
3) Les sophistes et le pouvoir de la parole
4) Socrate et la philosophie comme exigence morale
5) Les quatre écoles d’Athènes
6) La source biblique : philosophie et religion
II. pages 157 à 161 : Présentation de la philosophie du monde moderne :
1) Extrait Du monde clos à l’univers infini d’Alexandre Koyré
2) La naissance de la science moderne
3) Une pensée moderne et la politique
4) Un débat nouveau sur la connaissance
5) Rationalisme cartésien ou empirisme anglo-saxon
III. pages 344 à 349 : Présentation de la philosophie du monde contemporain
Le texte d’Alain que nous allons aborder nous permet d’envisager plusieurs notions au programme.
Quelques remarques avant de commencer. Nous sommes toujours dans notre enquête concernant l’homme comme sujet. En ce que dans l’amour le sujet aimant a pour objet aimé un autre sujet. Une réflexion sur l’amour est une réflexion sur les relations intersubjectives. Par l’étude de ce texte nous abordons par conséquent également les relations avec autrui. En outre, la notion de désir est centrale dans une réflexion sur l’amour. L’amour est désir de manière générale. On peut même supposer sans trop se tromper que tout désir est amour. Si je désire aller à la pêche c’est que j’aime la pêche. Mais dans le désir amoureux de quoi le désir est-il le désir exactement ? Désir de l’autre ou désir de l’amour voire désir de désir ? Soi ou l’autre ?
D’autre part, dans ce texte, il y a d’autres notions que l’on va rencontrer : la raison par opposition à la passion, l’esprit à travers la notion d’âme par opposition au corps (matière), le bonheur, la liberté, la morale et le devoir dans le sens de responsabilité.
Tout cela pour dire la richesse de ce texte.
Proposons-nous dans un premier temps de lire le texte :
« AMOUR. Ce mot désigne à la fois une passion et un sentiment. Le départ de l’amour, et à chaque fois qu’on l’éprouve, est toujours un genre d’allégresse lié à la présence ou au souvenir d’une personne. On peut craindre cette allégresse et on la craint toujours un peu, puisqu’elle dépend d’autrui. La moindre réflexion développe cette terreur, qui vient de ce qu’une personne peut à son gré nous inonder de bonheur et nous retirer tout bonheur. D’où de folles entreprises par lesquelles nous cherchons à prendre pouvoir à notre tour sur cette personne ; et les mouvements de passion qu’elle éprouve elle-même ne manquent pas de rendre encore plus incertaine la situation de l’autre. Les échanges de signes arrivent à une sorte de folie, où il entre de la haine, un regret de cette haine, un regret de l’amour, enfin mille extravagances de pensée et d’action. Le mariage et les enfants terminent cette effervescence. De toute façon le courage d’aimer (sentiment du libre arbitre) nous tire de cet état de passion, qui est misérable, par le sentiment plus ou moins explicite d’être fidèle, c’est-à-dire de juger favorablement dans le doute, de découvrir en l’objet aimé de nouvelles perfections, et de se rendre soi-même digne de cet objet. Cet amour, qui est la vérité de l’amour, s’élève comme on voit du corps à l’âme, et même fait naître l’âme… »
ALAIN, Les Arts et les Dieux, Définitions
Que nous révèle la lecture du texte.
Tout d’abord, sur un plan strictement méthodologique, il convient de rappeler que la lecture du texte est évidemment primordiale, et, ce qu’il faut entendre par lecture n’est pas un simple survol destiné à simplement repérer de quoi parle le texte pour ensuite pouvoir « broder », comme on dit. Repérer que le thème du texte est l’amour et ensuite développer sur ce thème ne peut évidemment donner lieu à l’étude philosophique de texte attendue.
Il faut lire le texte crayon en main et se mettre en mesure de répondre aux questions qui constituent ce que nous avons appelé le travail préparatoire.
Ajoutons une remarque qui n’est pas sans importance, des copies manifestent encore cette fâcheuse confusion : il ne faut pas confondre travail préparatoire à l’étude de texte et la version définitive de l’étude de texte, celle-ci étant rédigée dans les règles, le travail préparatoire étant évidemment de l’ordre de la recherche et de l’organisation alors que la version définitive de l’étude de l’ordre de l’exposition.
Pour notre part, et pour le texte d’Alain ici proposé, nous élaborerons notre travail de lecture et de préparation à l’étude de texte à travers les deux questions suivantes :
a) Quel est le point de départ de l’amour ?
b) Trouvez les oppositions « passion/sentiment en faisant un tableau.
Mais avant de commencer, je voudrais faire deux remarques, remarques à partir d’intervention d’élèves qui ont été faite aujourd’hui en cours.
La première remarque : Pourquoi Alain parle d' »objet aimé » ? Ne devrait-il pas plutôt parler de « personne aimée » ? La personne n’est pas un objet.
Réponse : Oui la personne n’est pas un objet si on entend par objet, une chose que l’on peut posséder. D’ailleurs à ce propos Alain dans ce texte ne dit pas autre chose. Chercher à posséder l’autre, ce serait la réduire à l’état de chose. Comment peut-on alors raisonnablement penser qu’il s’agit encore d’amour. On peut posséder une voiture mais pas une personne humaine, à moins d’en faire un esclave. D’ailleurs pour réduire un être à l’état d’esclave, il faudrait justement pas la considérer comme une personne, il faudrait même la déchoir de cette dignité. Impossible que l’autre, mon esclave puisse être mon égal. Il en est de même en amour, dans l’amour dit possessif, réduire l’autre à l’état de chose pour le posséder, c’est l’enfermer. Pour comprendre ce que dit Alain dans l’expression « objet aimé », il faut prendre « objet » dans un tout autre sens. Objet ici s’oppose à sujet. Il y a moi, le sujet qui aime et il y a l’autre, l’objet aimé. Il se trouve, c’est vrai que l’autre est également un sujet. Il faut comprendre objet dans la relation sujet / objet, objet étant un sujet, mais un autre sujet que moi-même. Un moi qui n’est pas moi pour reprendre l’expression de Sartre.
Deuxième remarque : Alain semble faire l’apologie du mariage et des enfants.
Réponse : On pourrait effectivement le croire. Sans trop entrer dans les détails, car c’est un point que nous allons aborder, disons que pour Alain, au mariage qui est un engagement et avec les enfants, qui sont le fruit de l’amour, un amour ici productif, on s’éloigne totalement de l’état misérable qu’est celui de l’état de passion. Alain ne dit pas que pour aimer vraiment, il faut se marier et avoir des enfants. Mais se marier, c’est s’engager. Dans la passion amoureuse, il n’y a pas d’engagement, et nous pourrons voir pourquoi plus tard. Et les enfants appellent à la raison des parents qui deviennent des êtres responsables. En outre, les enfants nous rendent attentifs à l’autre. On est loin du tumulte et de effervescence, de l' »ébullition » comme a dit un élève si caractéristique de l’état de passion. Le mariage et les enfants assagissent pourrait-on dire.
Ces deux remarques étant faites, on peut commencer le travail préparatoire à l’étude de texte. Une première lecture nous donne à voir un texte qui nous parle de la notion d’amour. Tel est apparemment le thème du texte. En effet, Alain commence par nous donner une définition du terme (« AMOUR. Ce mot désignant à la fois une passion et un sentiment ») pour ensuite, nous dresser une sorte de généalogie de l’amour. Si le mot désigne à la fois passion et sentiment, cela ne veut pas dire que l’analyse doit nous montrer un mélange, une mixture de sentiment et de passion dans l’amour. Alain, dans ce texte, fait une distinction conceptuelle rigoureuse entre l’amour-passion et l’amour-sentiment, tout en décrivant une évolution possible de l’un vers l’autre. Autrement dit, Alain n’en reste pas à une analyse de vocabulaire mais s’intéresse à la réalité même de l’amour dans la vie, en montrant comment en matière d’amour les « choses » s’engendrent.
Pour en rendre compte, nous devons, pour notre part, commencer par étudier le point de départ à partir duquel l’amour se déclenche et évolue.
Quel est le point de départ de l’amour ?
« Le départ de l’amour » c’est l’amour à sa naissance. Et, l’amour à sa naissance est amour indifférencié qui ni passion, ni sentiment. Si nous nous en tenons à la définition du mot donné par Alain lui-même, peut-être n’est-ce pas encore l’amour, mais ce à partir de quoi l’amour naît. C’est la rencontre. Une rencontre particulière. Elle a la particularité de provoquer de la « l’allégresse ». L’allégresse, le mot employé par Alain est fort, et il nous faudra d’ailleurs l’analyser, il s’agit d’un « genre d’allégresse » mais allons jusqu’au bout de l’idée de notre auteur, à cette allégresse peut s’ajouter une légère crainte. L’amour qui débute par une rencontre est toujours un genre d’allégresse que l’on peut craindre et que l’on craint toujours un peu. Rencontre = genre d’allégresse + légère crainte : idée qui peut nous sembler étrange qui ne peut manquer de nous étonner et qu’il convient d’étudier au plus près.
Tout d’abord, que signifie allégresse ? L’allégresse est une joie, une grande joie. Il s’agit d’une joie très vive. Elle se manifeste extérieurement. Il s’agit donc de quelque chose qui nous augmente. Et quelle en est la raison ? Parce qu’il s’agit d’une joie liée à l’existence d’autrui, à la rencontre avec l’autre. Rien à voir avec l’obtention d’un objet matériel qui peut susciter un contentement ! Grâce à la rencontre, je ne suis plus seul, c’est donc grâce à l’autre que je ressens cette joie. Cette joie est en sorte une grâce, un cadeau quasi-divin qui me vient d’autrui.
Mais alors pourquoi Alain parle-t-il de cette crainte qui accompagne toujours un peu l’allégresse ? Si je ressens cette joie vive et intense grâce à l’autre, je suis certes heureux, mais ce bonheur, justement en tant qu’il vient de l’autre, il est imparfait. Cette joie est quelque peu entachée. Elle n’est pas pleine, complète. Elle est certes un bien, mais ce bien je le trouve hors de moi ; autrement dit, je sais qu’un rien peut me l’enlever. Je peux craindre que cette allégresse s’échappe car, en fait, je suis à la merci de l’autre.
Il convient de remarquer que la crainte, pour Alain, est neutre, elle n’est ni bonne ni mauvaise : elle est, c’est un fait. Inutile et vain alors de dire qu’il ne faut pas avoir peur. La crainte est une émotion, un « pathos » au sens aristotélicien. Cela dit, si la crainte est un fait, toute idée qui va graviter autour de celle-ci va la faire évoluer vers quelque chose qui risque de ne plus être neutre.
En effet, pour Alain, l’amour implique un risque de crainte. Et, ajoute-t-il, lorsque cette crainte devient terreur par le fait de la réflexion, naît la passion. A force de réfléchir, de « gamberger » comme on dit familièrement, de faire retour sur l’imperfection de cette joie, de la dépendance de cette joie à l’autre, la crainte de la voir s’échapper… cette émotion de crainte tout à fait « naturel » et neutre se transforme en terreur.
La terreur est une peur d’une extrême intensité qui bouleverse, voire paralyse. L’esprit se terrorise lui-même en réfléchissant en ressassant cette crainte. Cette terreur peut donc se comprendre comme la peur de la peur, et, en cela, elle est une évolution non naturelle de l’amour. Il s’agit d’une peur panique face au danger de perdre le bonheur. C’est à partir de cette terreur que naît, selon notre auteur, l’amour-passion. Et quelle est donc l’évolution naturelle de l’amour ? Le véritable amour c’est le sentiment : l’amour-sentiment.
Alain, dans ce texte oppose la passion qui est la « mauvaise » réaction face à la rencontre avec l’autre alors que le sentiment est la « bonne » réaction.
La distinction passion / sentiment
Proposons-nous de lire le texte en relevant les oppositions, puisque c’est sur celle-ci que se construit la suite de l’argumentation d’Alain.
PASSION
SENTIMENT
Est une « mauvaise » réaction au danger, celui de perdre le bonheur reçu par la rencontre avec l’autre ; il s’agit de la peur d’aimer : « terreur » ; « d’où de folles entreprises »
Est la bonne réaction, et si comme on dit la peur n’évite pas le danger, l’amour sentiment est, contrairement à la passion amoureuse est « courage d’aimer ».
Le but de ces « folles entreprises » est de chercher à « prendre pouvoir » sur l’autre ; l’amour-passion est amour-possession ou amour qui fait de la prise de pouvoir sur l’autre son objectif, son délire.
Ce courage d’aimer s’exprime par l’acte du don, du don de soi : donner et se donner, « se rendre soi-même digne de cet objet » (de l’autre aimé)
L’amour-passion est un état : je suis amoureux. « état de passion qui est misérable »
L’amour-sentiment est un acte : j’aime.
Quelle est la cause de la passion ? La réflexion = calcul, défiance… Je me méfie de l’autre. La réflexion transforme la crainte en terreur. Jalousie.
L’amour-sentiment fait serment inconditionnel : j’aime l’autre sans poser de condition. La confiance à son égard est totale. J’accorde toute ma confiance à l’autre.
Comment se manifeste la passion ? J’interprète tout chez l’autre. Il s’agit d’un délire d’interprétation : « échanges de signes ». Ici, on tombe dans une sorte d’engrenage. Absence de liberté, sorte d’esclavage.
Aucune interprétation dans l’amour sentiment. Je juge favorablement dans le doute (même dans le doute !) ; je découvre en l’objet aimé de nouvelles perfections.
La passion amoureuse se cantonne au niveau du corps ; le corps, ici, étant l’équivalent de la machine, la liberté est devenue impossible.
L’amour sentiment est « sentiment du libre-arbitre « ; la volonté est non-contrainte. Ce sentiment de libre-arbitre fait naître l’âme.
Le pôle de la passion c’est MOIJe veux être aimé ; je veux séduire « folles entreprises » => prise de pouvoir sur cette personne ; elle est prise comme moyen…Amour qui tue l’amour.
Le pôle du sentiment c’est l’AUTREC’est l’autre que j’aime : « cet amour qui est la vérité de l’amour ».Ici amour véritable.
Cette lecture du texte, nous permet de voir que pour Alain, la passion est un désordre égoïste alors que le sentiment est amour noble, et qu’il est plus facile de tomber dans le piège de la passion amoureuse par peur d’aimer que d’avoir le courage d’aimer véritablement.
Nous pouvons ainsi formuler le problème que soulève cet extrait de la manière suivante : qu’est-ce qui fait qu’il est si difficile d’aimer véritablement quelqu’un ?
Sans doute pour compléter ce travail préparatoire il conviendrait de reprendre chacune des notions importantes et de les analyser, cependant, nous ferons ici, l’économie de ce travail pour passer directement à l’élaboration de la version définitive de l’étude philosophique de ce texte et éviter trop de redites. Pour terminer, ce travail préparatoire nous devrions travailler notre jugement à l’égard des idées de l’auteur, à sa position face au problème. Pour la même raison, nous l’évoquerons dans la version définitive de notre étude. Nous pouvons tout de même affirmer que nous pouvons comprendre le texte comme critique de la passion amoureuse, or, n’est-ce pas elle qui fait rêver ou qui donne les plus belles histoires d’amour ?
Exemple d’introduction possible.
Qu’est-ce qui fait qu’il est difficile d’aimer véritablement quelqu’un ? C’est le problème traité par Alain dans ce texte. Selon lui, aimer véritablement quelqu’un, c’est avoir le « courage » de donner, or on préfère, d’ordinaire, avant tout, recevoir. Ce qui fait alors la difficulté d’aimer c’est une réaction purement passionnelle qui n’est autre que l’égoïsme, l’égocentrisme, alors que c’est, selon les termes de l’auteur, « le courage d’aimer qui nous tire de l’état de passion, qui est misérable». En définissant l’amour comme un mot désignant « à la fois une passion et un sentiment », Alain nous explique que la « passion » étant anti-amour (je veux être aimé) s’oppose au « sentiment », le véritable amour (c’est l’autre que j’aime). Pourtant, les plus belles histoires d’amour ne sont-elles pas les histoires de passions amoureuses ?
Proposition d’une base de travail pour la rédaction de l’analyse du texte.
Définir « aimer »
Partons de la définition d’aimer. Comment définir ce verbe ? On peut le définir d’une part par la bienveillance, aimer c’est vouloir le bien de l’autre, et, d’autre part, c’est trouver un bien en l’autre, c’est-à-dire hors de soi.
Une contradiction.
Cela dit, définir ainsi aimer ne va pas sans poser problème. N’y a-t-il pas là, en effet, une contradiction ? Comment puis-je vouloir le bien de ce dont je dépends ? Alain, dans ce texte, nous donne à voir, tour à tour, les deux positions possibles par rapport à cette contradiction : la passion et le sentiment :
La passion résout la contradiction.
Tout d’abord, la passion résout la contradiction en ne voulant plus le bien de l’autre, mais seulement le sien propre. On pourrait dire qu’il s’agit du refus de la pauvreté et faire référence au thème platonicien d’Eros. Dans le cas de la passion, comme dirait Sartre « aimer, c’est vouloir être aimer », on le voit la bienveillance disparaît : c’est l’amour possessif.
Le sentiment accepte la contradiction.
Ensuite, le sentiment quant à lui, qui semble tenir du miracle étant, au contraire, la pauvreté acceptée, ne résout pas la contradiction. En fait, il n’y a pas de contradiction pour cet amour, qui est le véritable amour : le bien suprême étant celui de l’être aimé. Cet amour est altruiste contrairement à l’amour-passion, égoïste, égocentrique.
La joie que procure la rencontre
La crainte qui accompagne cette joie
La naissance de la passion.
La légère crainte évoquée précédemment devient terreur par le fait de la réflexion. La terreur étant la peur de la peur. Il s’agit là d’une évolution non naturelle de l’amour. Qui dit réflexion dit hésitation, résolution, retour sur soi. C’est la réflexion qui fait naître la passion, et, ce qui en ressort c’est l’égoïsme, l’égocentrisme. En effet, on ne s’intéresse pas vraiment à l’autre, on recherche bien davantage son bonheur, on est plutôt préoccuper de conserver coûte que coûte cette joie que procure la rencontre avec l’autre.
Caractère de la passion.
Le caractère essentiel de la passion souligné par Alain dans ce texte est la folie. La folie est la perte du sens de la réalité. Cette folie s’exprime, selon l’auteur, sous forme d’un double délire : le délire de la possession et le délire de l’interprétation. Et, par là on comprend bien que cette folie caractéristique de la passion amoureuse est en fait anti-amour.
Le délire de la possession.
Ici, l’amour s’énonce en terme de pouvoir, donc, forcément en termes de conflit, de guerre : je découvre que l’autre a un pouvoir, pouvoir de me laisser ou de me reprendre ma joie. Je comprends que ma joie ne m’appartient pas. Donc, pour faire cesser cette peur de voir se volatiliser cette joie, il faut que je prenne moi-même le pouvoir si l’autre, il faut que je parte à la conquête de ce territoire ! Mais comment ? Par la séduction !
(une question, implicite pour l’instant mais qui pourra faire l’objet d’une réflexion ultérieurement lors de l’évaluation critique de l’étude de texte : si la séduction arrive à ses fins, pourrai-je alors être certain que j’aime vraiment ? N’aimerai-je pas plutôt une image ? Un objet ? Avec Sartre, on peut penser que par la séduction, l’autre devient un objet.)
Le délire de l’interprétation.
Dans la relation amoureuse, il y a naturellement des échanges de signes, comme les gestes et les paroles. Mais, dans les conditions que l’on vient de décrire, on comprend immédiatement que ces signes deviennent signes à interpréter. Vouloir tout interpréter revient à avoir peur d’aimer, pour notre philosophe. Selon lui, la passion correspond à la peur d’aimer. En effet, on veut être sûr et certain de l’autre. Autrement dit, le passionné veut bien se donner à condition que l’autre se donne. On est en quelque sorte dans cette politique du « toi d’abord ! ». La passion dans ces conditions est bel et bien anti-amour : le passionné prête alors que le véritable amour est, en principe, un véritable don.
Dans le délire d’interprétation, on observe l’autre, il ne peut en ressortir qu’une ambivalence d’amour et de haine. Tout devient signe : tout comportement devient raison et non cause.
Ne suis-je pas capable d’interpréter le comportement de l’autre (une mauvaise humeur par exemple) comme m’étant directement adressé et en déduisant qu’aujourd’hui il ne m’aime pas. Une remarque en passant à ce propos, Raymond Ruyer, dans son art d’être toujours content, disait qu’il faut cesser d’interpréter la mauvaise humeur de l’autre et de la considérer comme mauvaise volonté.
Toujours est-il, dans cet état de passion, l’amour n’est que solitude à deux. En fait, on ne connaît pas l’autre. On n’a jamais cherché à le connaître. Le pôle de la passion étant soi.
« Le mariage et les enfants terminent cette effervescence (…) »
Notons le verbe « terminer » qui, indique dans le contexte la fin du rêve. Rêve, ici est à prendre par opposition à réalité. Dans certaines histoires d’amour, on termine ainsi « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfant », pour signifier qu’il n’y a plus rien à raconter. Dans la passion amoureuse, nous pouvons bien nous l’imaginer, à partir de ce double délire décrit précédemment, qu’il se passe toujours quelque chose. Quand se termine la passion amoureuse, il n’y a plus rien à dire : « fin de l’histoire ». D’un point de vue littéraire et romanesque c’est quand Tristan et Iseult ne sont plus intéressants.
Cela dit, il ne faut sans doute pas accorder trop d’importance à cette phrase, en affirmant que le philosophe Alain fait une apologie moralisatrice ou moralisante du mariage. Disons que l’auteur veut nous montrer que c’est par un retour à la réalité, loin de cette folie que l’on aime véritablement. Avec le mariage et les enfants on est obligé par la force des choses de faire face à la réalité. Il y a une exigence de responsabilité qui s’impose. Par exemple, l’enfant oblige à être plus attentif au conjoint. On renonce à dire moi.
Le courage d’aimer.
Renoncer à prendre => fin du délire de possession
Faire confiance => fin du délire de l’interprétation
Renoncer à dire moi => fin de l’incommunicabilité
Ces trois points supposent du courage. Il s’agit en effet là, à la fois, d’un acte de liberté et de prise de conscience de cette liberté. L’amour n’est pas un état mais un acte, car il s’agit d’une relation vraie, une ouverture à l’autre, aux projets ensemble et à la vie.
Explication du serment.
La notion de serment n’est peut-être pas facile à cerner. Un angle possible pour la comprendre et de l’opposer à un autre acte qui semble être du même genre : la prophétie. Alors que la prophétie se conjugue sur le mode de la prédiction : « je serai », le serment lui est plutôt sur le mode de l’engagement : « je ferai ». Il s’agit d’une promesse forte, d’une parole qui engage, d’une parole qui est déjà un acte (cf. Austin). Par le serment on jure de faire et non pas d’être, en cela, le serment implique une parole efficace.
On comprend dès lors, dans ces conditions, que l’amour n’est pas chose faite mais chose à faire. (Nous sommes ici dans une perspective anti-Gidienne si l’on peut dire. Nourriture terrestre : je m’enchaîne par le serment.) Le serment pour Alain, loin de m’enchaîner, est un acte de liberté qui me rend libre car je fais en sorte que je sois l’auteur de ma vie, en refusant par exemple de « vivre comme une girouette ». Par le serment, ma parole sera plus forte que les évènements.
Mais quelle est la teneur de ce serment ?
Un serment de fidélité.
Ce serment est un serment de fidélité. Et, qu’est-ce qu’être fidèle ? Alain répond : c’est « juger favorablement dans le doute », même dans le doute. On est bien loin ici des échanges de signe, des folles entreprises, des extravagances de toute sorte et du délire de l’interprétation qui caractérisent la folie passionnelle d’une manière générale, la jalousie, plus particulièrement. Etre fidèle, c’est bien sûr ne pas tromper, ne pas trahir l’autre, mais c’est aussi faire confiance à l’autre de manière inconditionnelle. Faire ainsi confiance à l’autre, c’est peut-être prendre un risque, mais nous dit Alain, c’est un risque qui grandit.
Découvrir en l’autre aimé de nouvelles perfections
Faire confiance à l’autre c’est découvrir en l’autre aimé de nouvelles perfections. La fidélité est un enrichissement en ce que cela change tout le temps en profondeur. Chez Don Juan, ce qui change n’est que la surface, le superficiel, d’où sa pauvreté en définitive. Don Juan qui a cherché sans cesse à enrichir son tableau de chasse se retrouve bien pauvre et dans une grande misère affective.
« Découvrir » c’est susciter en l’autre ce qu’il y a de meilleur, pour qu’il tire ce meilleur qu’il a en lui ; c’est croire en l’embellissement de l’autre, c’est croire qu’il n’est pas tel pour l’éternité mais qu’il peut s’améliorer.
La contradiction est résolue.
Ici, se trouve la réconciliation entre l’amour bienveillance et trouver son bien.
Le véritable amour fait naître l’âme. Il conviendrait d’expliciter cette idée…
Dans le cadre de notre enquête concernant la construction du sujet et pour accompagner la diffusion de « Svyato », film documentaire de Victor Kossakovski , proposons-nous de lire cet extrait des Ecrits de Jacques Lacan évoquant le stade du miroir, premier moment fondateur de l’identité subjective.
Jacques Lacan (1901 – 1981), psychiatre de formation, il se consacrera à la psychanalyse freudienne. Mais en se heurtant à l’orthodoxie des post-freudiens, il fondera sa propre école. Ses principales œuvres s’intitulent Ecrits et les Autres Ecrits.
« Peut-être y en a-t-il parmi vous qui se souviennent de l’aspect de comportement dont nous partons, éclairé par un fait de psychologie comparée : le petit de l’homme, à un âge où il est pour un temps court, mais encore pour un temps, dépassé en intelligence instrumentale par le chimpanzé, reconnaît pourtant déjà son image dans le miroir comme telle. Reconnaissance signalée par la mimique illuminative du Aha-Erlebnis (1), où pour Köhler (2) l’aperception situationnelle (3), temps essentiel de l’acte d’intelligence.
Cet acte, loin de s’épuiser comme chez le singe dans le contrôle une fois acquis de l’inanité de l’image, rebondit aussitôt chez l’enfant en une série de gestes où il éprouve ludiquement la relation des mouvements assumés de l’image à son environnement reflété, et de ce complexe virtuel à la réalité qu’il redouble, soit à son propre corps et aux personnes, voire aux objets, qui se tiennent à ses côtés.
Cet événement peut se produire, on le sait depuis Baldwin (4), depuis l’âge de six mois, et sa répétition a souvent arrêté notre méditation devant le spectacle saisissant d’un nourrisson devant le miroir, qui n’a pas encore la maîtrise de la marche, voire la sensation debout, mais qui, tout embrassé qu’il est par quelque soutien humain ou artificiel (ce que nous appelons en France un trotte-bébé), surmonte en un affairement jubilatoire les entraves de cet appui, pour suspendre son attitude en une position plus ou moins penchée, et ramener, pour fixer, un aspect instantané de l’image. (…)
Il suffit de comprendre le stade du miroir comme une identification au sens plein que l’analyse donne à ce terme : à savoir la transformation produite chez le sujet, quand il assume une image, – dont la prédestination à cet effet de phase est suffisamment indiquée par l’usage, dans la théorie, du terme antique d’imago.
L’assomption jubilatoire de son image spéculative par l’être encore plongé dans l’impuissance motrice et la dépendance du nourrissage qu’est le petit d’homme à ce stade infans (5), nous paraîtra dès lors manifester en une situation exemplaire la matrice symbolique où le je se précipite en une forme primordiale, avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre et que le langage ne lui restitue dans l’universel sa fonction de sujet. »
Jacques Lacan, Ecrits
Notes
(1) La mimique illuminative du Aha Erlebnis : Erlebnis désigne en allemand l’expérience vécue, donc, ici, il s’agit de l’expression de reconnaissance de soi de celui qui identifie son image dans le miroir comme venant de lui. « ah, c’est moi ! »
(2) Auteur de l’Intelligence chez les singes supérieurs (1930), Köhler était un psychologue allemand appartenant au courant de la théorie de la forme, la Gestalttheorie.
(3) L’aperception situationnelle est la prise de conscience de la situation.
(4) James Baldwin, (1861-1934) psychologue et théologien américain.
(5) Infans en latin désigne celui qui ne parle pas.
« Certes, quand la physique travaille sur des objets à notre échelle courante d’observations, on peut considérer son objet comme relativement indépendant du sujet. Il est vrai que cet objet n’est alors connu que grâce à des perceptions, qui comportent un aspect subjectif, et grâce à des calculs ou à une structuration métrique ou logico-mathématique, qui relèvent eux aussi d’activités du sujet. Mais il convient dès l’abord de distinguer le sujet individuel, centré sur ses organes des sens ou sur l’action propre, donc le « moi » ou sujet égocentrique source de déformations ou illusions possibles de nature « subjective » en ce premier sens du terme ; et le sujet décentré qui coordonne ses actions entre elles et avec celles d’autrui, qui mesure, calcule et déduit de façon vérifiable par chacun et dont les activités épistémiques sont donc communes à tous les sujets (…). Or, toute l’histoire de la physique est celle d’une décentralisation qui a réduit au minimum les déformations dues au sujet égocentrique pour la subordonner au maximum aux lois du sujet épistémique, ce qui revient à dire que l’objectivité est devenue possible et que l’objet a été rendu relativement indépendant des sujets. »
« Ce qui est subjectif, c’est ce qui est isolé dans le sujet pensant, dans le Moi, et à quoi les semblables ne font pas écho. Nous passons notre temps à établir la communication entre nous et les autres, ce qui est saisir l’objectif. On voit que, dans un sens purifié, l’objectif désigne ce qui est commun à tous les sujets. L’objectif n’est donc pas nécessairement un objet du monde. Le plus objectif en nos connaissances, est cet esprit, commun qui s’est présenté si naturellement comme le soutien de nos pensées. Les logarithmes, déjà nommés, sont un exemple de pensées objectives, et non pas subjectives, quoi, qu’elles n’existent pas hors des sujets pensants. Souvent on ramène l’opposition entre le subjectif et l’objectif à la connaissance des choses. L’objectif est alors la chose que tout observateur rencontre la même ; c’est la science communicable et aussi la démontrable ; exemple, le calcul. Ce qui fait que nous manquons l’objectif, c’est que nous sommes trop attachés à nos sensations, à notre point de vue. Le point de vue appartient à toutes nos connaissances, et il est clair que chacun de nous à chaque moment, observe d’un poste qui n’est qu’à lui. De plus il y a en nous des affections vives ou passions, qui nous donnent besoin de savoir et d’instruire les autres, et qui font que nous oublions le point de vue et la sensation, c’est-à-dire toutes les réserves qu’il est sage de faire lorsque l’on affirme quelque chose. Chacun se vante d’être objectif, de parler objectivement. Mais aucun philosophe (ami de la sagesse) ne doit se croire lui-même sans réserve, et les conversations de Socrate, que Platon nous a conservées, nous donnent le modèle de la modestie du sage, qui se sait sujet à l’erreur et à la prévention. »