« Aha Erlebnis ! » – « Ah c’est moi ! » Un moment décisif dans la construction de soi

Dans le cadre de notre enquête concernant la construction du sujet et pour accompagner la diffusion de « Svyato », film documentaire de Victor Kossakovski , proposons-nous de lire cet extrait des Ecrits de Jacques Lacan évoquant le stade du miroir, premier moment fondateur de l’identité subjective. 

Jacques Lacan (1901 – 1981), psychiatre de formation, il se consacrera à la psychanalyse freudienne. Mais en se heurtant à l’orthodoxie des post-freudiens, il fondera sa propre école. Ses principales œuvres s’intitulent Ecrits et les Autres Ecrits.

Jacques Lacan 1901 – 1981

« Peut-être y en a-t-il parmi vous qui se souviennent de l’aspect de comportement dont nous partons, éclairé par un fait de psychologie comparée : le petit de l’homme, à un âge où il est pour un temps court, mais encore pour un temps, dépassé en intelligence instrumentale par le chimpanzé, reconnaît pourtant déjà son image dans le miroir comme telle. Reconnaissance signalée par la mimique illuminative du Aha-Erlebnis (1), où pour Köhler (2) l’aperception situationnelle (3), temps essentiel de l’acte d’intelligence.

Cet acte, loin de s’épuiser comme chez le singe dans le contrôle une fois acquis de l’inanité de l’image, rebondit aussitôt chez l’enfant en une série de gestes où il éprouve ludiquement la relation des mouvements assumés de l’image à son environnement reflété, et de ce complexe virtuel à la réalité qu’il redouble, soit à son propre corps et aux personnes, voire aux objets, qui se tiennent à ses côtés.

Cet événement peut se produire, on le sait depuis Baldwin (4), depuis l’âge de six mois, et sa répétition a souvent arrêté notre méditation devant le spectacle saisissant d’un nourrisson devant le miroir, qui n’a pas encore la maîtrise de la marche, voire la sensation debout, mais qui, tout embrassé qu’il est par quelque soutien humain ou artificiel (ce que nous appelons en France un trotte-bébé), surmonte en un affairement jubilatoire les entraves de cet appui, pour suspendre son attitude en une position plus ou moins penchée, et ramener, pour fixer, un aspect instantané de l’image. (…)

File:Mirror baby.jpgIl suffit de comprendre le stade du miroir comme une identification au sens plein que l’analyse donne à ce terme : à savoir la transformation produite chez le sujet, quand il assume une image, – dont la prédestination à cet effet de phase est suffisamment indiquée par l’usage, dans la théorie, du terme antique d’imago.

L’assomption jubilatoire de son image spéculative par l’être encore plongé dans l’impuissance motrice et la dépendance du nourrissage qu’est le petit d’homme à ce stade infans (5), nous paraîtra dès lors manifester en une situation exemplaire la matrice symbolique où le je se précipite en une forme primordiale, avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre et que le langage ne lui restitue dans l’universel sa fonction de sujet. »

Jacques Lacan, Ecrits

Notes

(1) La mimique illuminative du Aha Erlebnis : Erlebnis désigne en allemand l’expérience vécue, donc, ici, il s’agit de l’expression de reconnaissance de soi de celui qui identifie son image dans le miroir comme venant de lui. « ah, c’est moi ! »

(2) Auteur de l’Intelligence chez les singes supérieurs (1930), Köhler était un psychologue allemand appartenant au courant de la théorie de la forme, la Gestalttheorie.

(3) L’aperception situationnelle est la prise de conscience de la situation.

(4) James Baldwin, (1861-1934) psychologue et théologien américain.

(5) Infans en latin désigne celui qui ne parle pas.