La manifestation de l’inconscient psychique

Le cas Elisabeth

D’origine Hongroise, Elisabeth (Ilona Weiss), jeune fille de 29 ans consulte Freud en 1892 pour des douleurs aux jambes (abasie). Freud attribue ces douleurs à des causes sexuelles. L’étude du cas d’Elisabeth est pour lui l’occasion de proposer une méthode d’analyse nouvelle, « la psychanalyse ».

« Je l’interrogeai donc sur les circonstances et les causes de la première apparition des douleurs. Ses pensées s’attachèrent alors à des vacances dans la ville d’eaux où elle était allée avant son voyage à Gastein et certaines scènes surgirent, que nous avions déjà plus superficiellement traitées auparavant. Elle parla de son état d’âme à cette époque, de sa lassitude après tous les soucis que lui avaient causés la maladie ophtalmique de sa mère et les soins qu’elle lui avait donnés à l’époque de l’opération ; elle parla enfin de son découragement final en pensant qu’il lui faudrait, vieille fille solitaire, renoncer à profiter de l’existence et à réaliser quelque chose dans la vie. Jusqu’alors, elle s’était trouvée assez forte pour se passer de l’aide d’un homme ; maintenant, le sentiment de sa faiblesse féminine l’avait envahie, ainsi que le besoin d’amour, et alors, suivant ses propres paroles, son être figé commença à fondre.

En proie à un pareil état d’âme, l’heureux mariage de sa sœur cadette fit sur elle la plus grande impression ; elle fut témoin de tous les tendres soins dont le beau­-frère entourait sa femme, de la façon dont ils se com­prenaient d’un seul regard, de leur confiance mutuelle. On pouvait évidemment regretter que la deuxième grossesse succédât aussi rapidement à la première, mais sa sœur qui savait que c’était là la cause de sa maladie supportait allègrement son mal en pensant que l’être aimé en était la cause.

Au moment de la promenade qui était étroitement liée aux douleurs d’Elisabeth, le beau-frère avait tout d’abord refusé de sortir, préférant rester auprès de sa femme malade, mais un regard de celle-ci, pensant qu’Elisabeth s’en réjouirait, le décida à faire cette excursion. La jeune fille resta tout le temps en compagnie de son beau-frère, ils parlèrent d’une foule de choses intimes et tout ce qu’il lui dit correspondait si bien à ses propres sentiments qu’un désir l’envahit alors : celui de posséder un mari ressemblant à celui-là. Puis ce fut le matin qui suivit le départ de la sœur et du beau-frère qu’elle se rendit à ce site, promenade préférée de ceux qui venaient de partir. Là, elle s’assit sur une pierre, et rêva à nouveau d’une vie heureuse comme celle de sa sœur, et d’un homme, comme son beau-frère, qui saurait capter son cœur. En se relevant, elle ressentit une douleur qui disparut cette fois-là encore, et ce ne fut que dans l’après-midi qui sui­vit un bain chaud pris dans cet endroit que les douleurs réapparurent pour ne plus la quitter.

J’essayai de savoir quelles pensées l’avaient préoccu­pée dans son bain ; je ne pus apprendre qu’une seule chose, c’est que l’établissement de bains l’avait fait se souvenir de ce que le jeune ménage y avait habité. J’avais compris depuis longtemps de quoi il s’agissait. La malade, plongée dans ses souvenirs à la fois doux et amers, paraissait ne pas saisir la sorte d’explication qu’elle me suggérait, et continuait à rapporter ses réminiscences. Elle dépeignait son séjour à Gastein et l’état d’anxiété où la plongeait l’arrivée de chacune des lettres; enfin lui parvint la nouvelle de l’état alarmant de sa sœur, et Elisabeth décrivit la longue attente, le départ du train, le voyage fait dans une angoissante incertitude, la nuit sans sommeil, tout cela accompagné d’une violente recrudescence des douleurs.

Je lui demandai si elle s’était représenté pendant le trajet la tragique possibilité qu’elle trouva réalisée à son arrivée. Elle me dit avoir fait l’impossible pour chasser cette idée, mais sa mère, croyait-elle, s’était dès le début attendue au pire. Suivit le récit de son arrivée à Vienne. Elle décrivit l’impression causée par les parents qui les attendaient à la gare, le petit trajet de Vienne à la proche banlieue où habitait sa sœur, l’arrivée le soir, la traversée rapide du jardin jusqu’à la porte du petit pavillon, la mai­son silencieuse et plongée dans une angoissante obscu­rité, le fait que le beau-frère ne vint pas à leur rencontre. Puis l’entrée dans la chambre où reposait la morte, et tout d’un coup, l’horrible certitude que cette sœur bien aimée était partie sans leur dire adieu, sans que leurs soins eus­sent pu alléger ses derniers moments.

Au même instant une autre pensée avait traversé l’es­prit d’Élisabeth, une pensée qui, à la manière d’un éclair rapide, avait traversé les ténèbres : l’idée qu’il était rede­venu libre, et qu’elle pourrait l’épouser. Tout s’éclairait. Les efforts de l’analyste étaient couronnés de succès. À cette minute, ce que j’avais supposé se confirmait à mes yeux, l’idée du « rejet » d’une représentation insuppor­table, l’apparition des symptômes hystériques par conversion d’une excitation psychique en symptômes somatiques, la formation – par un acte volontaire abou­tissant à une défense – d’un groupe psychique isolé. C’était ainsi et non autrement que les choses s’étaient ici passées. Cette jeune fille avait éprouvé pour son beau-­frère une tendre inclination, mais toute sa personne morale révoltée avait refusé de prendre conscience de ce sentiment. Enfin, lorsque cette certitude s’était imposée à elle (pendant la promenade faite avec lui, pendant sa rêverie matinale, au bain et devant le lit de sa sœur), elle s’était créé des douleurs par une conversion réussie de psychique en somatique.

À l’époque où j’entrepris son traitement, l’isolement du groupe d’associations relatives à cet amour était déjà fait accompli ; sans cela, je crois qu’elle ne se serait jamais prêtée au traitement, la résistance qu’elle opposa maintes fois à la reproduction des scènes traumatisantes correspondant réellement à l’énergie mise en oeuvre pour reje­ter hors des associations l’idée intenable. Toutefois, le thérapeute fut en proie à bien des difficultés dans le temps qui suivit. Pour cette pauvre enfant, l’effet de la prise de conscience d’une représentation refoulée fut bouleversante. Elle poussa les hauts cris, lorsqu’en termes précis, je lui exposai les faits en lui montrant que depuis longtemps, elle était amoureuse de son beau­-frère. À cet instant, elle se plaignit des plus affreuses dou­leurs et fit encore un effort désespéré pour rejeter mes explications : « Ce n’était pas vrai, c’était moi qui le lui avais suggéré, c’était impossible, elle n’était pas capable de tant de vilenies, ce serait impardonnable, etc. »

Il ne fut pas difficile de lui démontrer que ses propres paroles ne laissaient place à aucune autre interprétation, mais il me fallut longtemps pour lui faire accepter mes deux arguments consolateurs, à savoir que l’on n’est pas responsable de ses sentiments et que, dans ces circons­tances, son comportement, son attitude, sa maladie, témoignaient suffisamment de sa haute moralité. »

S. Freud et J. Breuer, Études sur l’hystérie (1895), PUF, p. 163.